Entretien avec Rostane Mehdi – Le droit européen et la guerre

Rostane Mehdi
Professeur et Directeur de Sciences Po Aix, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France1

Résumé : Dans cet entretien, le Professeur Rostane Mehdi répond à diverses questions concernant les rapports que l’Union européenne entretient avec l’idée de guerre. Quelle place occupe la guerre dans la pensée européenne et dans le droit européen ? L’Union endosse-t-elle par nature une finalité pacifique ? Dans quelle mesure ses origines influencent-elles son avenir stratégique ? Où en est l’Europe de la défense et que faut-il faire de ce projet ? Ce sont là autant de questions auxquelles l’actualité récente a confronté l’Union européenne.

Quels rapports l’Europe entretient-elle avec l’idée de guerre ?

« Dans l’histoire de l’Europe […] le chapitre des dissemblances reste aussi important que celui des ressemblances », écrivait, en 1944, Lucien Febvre2. J’aime beaucoup cette citation car elle nous invite à ne jamais perdre de vue que, loin des approximations historiques d’un discours qui vanterait les mérites d’une réunification très surestimée, l’Europe est traversée depuis toujours par des fractures de toute nature. Dans cette perspective, il est incontestable que la fondation des Communautés est une réponse politique inédite à la guerre et ses ravages. Elle s’inscrit dans une démarche au centre de laquelle le droit est l’outil d’une pacification durable d’un continent dont l’unité n’a non seulement jamais existé mais qui reste, aujourd’hui encore, profondément marqué par des divisions de tous ordres.

George Steiner l’a dit bien mieux que je ne pourrais le faire, les Européens sont habités par la conviction qu’un dernier chapitre est possible3. C’est à l’aune de cette perspective « eschatologique » que les « six » ont initié la création de la CECA.

R. Schuman dans sa fameuse déclaration du 9 mai 19504 est porteur d’une vision résolument irénique. La Communauté qu’il envisage est une assurance durable sur la paix : « le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne. Dans ce but, le gouvernement français propose immédiatement l’action sur un point limité mais décisif. Le gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe ». En une formule ramassée, l’essentiel était dit ; il s’agissait, en s’appuyant, sur une méthode à la fois pragmatique et audacieuse de lancer un projet ambitieux dont la CECA ne serait que la première étape et dont le but ultime serait cette fameuse « Union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » que les souverainistes ont en horreur.

Du reste, le choix des « pères fondateurs » ne s’est pas porté par hasard sur le charbon et l’acier. Cette option revêtait une grande importance symbolique et politique. En effet, le charbon, source d’énergie principale, est, à cette époque, à la base de toute activité pacifique ou guerrière tandis que l’acier reste perçu comme un instrument majeur de puissance. Par ailleurs, les formes d’organisation de ces industries occupent, dans l’imaginaire des Européens, une place singulière. Le Comité des houillères et le Comité des forges sont aux yeux de beaucoup liés aux « 200 familles » tandis que les cartels allemands sont stigmatisés pour avoir complaisamment soutenu le régime nazi.

Faire la guerre est longtemps resté, pour les Européens du domaine de l’impensé pour ne pas dire de l’impensable. On peut déceler là une de ces apories qui affligent le « scientisme fonctionnaliste »5.

Or, depuis une trentaine d’années, l’Europe a été contrainte de redécouvrir une guerre qu’elle s’échinait à rendre impossible. D’abord circonscrite à ses marches balkaniques et prenant la forme d’un affrontement archaïque à force d’être artificiellement ethnicisé, puis conduite dans les sables du Sahel voilà qu’elle reprend les traits cruellement familiers d’un choc de haute intensité mettant aux prises la masse d’armées conventionnelles adverses. Certes, comme le notait Aron les hommes ne choisissent pas, ce sont les évènements qui le font pour eux… Et bien, il n’est pas certain que les crises qui se sont succédé, et dont l’agression russe contre l’Ukraine serait une sorte d’acmé (ou plus vraisemblablement la préfiguration de temps instables et dangereux), aient permis à l’Union et à ses membres de porter sur les fonts baptismaux (ne serait-ce que la promesse) d’une alliance militaire.

Quelle place occupe la notion de guerre dans le droit de l’Union européenne, à la fois dans le droit primaire et dans le droit dérivé ?

Le fait que la guerre soit un impensé se traduit par sa quasi-absence dans le droit primaire. Elle n’est expressément évoquée que dans le souci de préserver le bon fonctionnement du marché intérieur en dépit de circonstances qui pourraient en affecter l’intégrité. C’est ainsi que l’article 346 dispose que « tout État membre peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre ; ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché intérieur en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires ». L’article 347 invite quant à lui les États membres à se consulter « en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre, ou pour faire face aux engagements contractés par lui en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationale ». Ce sont là les seules occurrences du terme que l’on peut relever dans le traité. Pour autant, comme nous le verrons dans un instant, la guerre compte incontestablement au nombre des préoccupations qui ont guidé les rédacteurs des différents traités européens. Elle est, selon les hypothèses, en arrière-plan (pour la PESC) ou au cœur (pour la Politique de sécurité et de défense commune) des politiques dont l’Union a la charge.

Quant au droit dérivé, il est, sur ces sujets, aussi abondant que les crises que l’Union a eues à affronter. Il serait fastidieux d’en établir un inventaire exhaustif. Pour s’en convaincre, il suffit toutefois de se reporter aux 1 293 actes adoptés, en 2022, par l’une ou l’autre des institutions, soit en lien avec une situation de conflit soit en lien avec la conduite de l’une des politiques de l’Union en matière de défense ou de sécurité6.

En quoi la finalité pacifique de l’Union est-elle susceptible d’éloigner la construction européenne des grands enjeux stratégiques ?

Par une forme de cécité géopolitique, les Européens se sont persuadés que l’Union vivrait « dans un monde où les conflits classiques entre États diminueraient au profit d’une logique d’interdépendance appelant l’émergence d’une gouvernance par les normes »7. Cette conviction a profondément imprégné les consciences au point d’en effacer l’hypothèse même de la guerre. Pourtant, et on l’oublie, c’est aux questions de défense que la méthode communautaire fut d’abord appliquée, il est vrai sans lendemain. C’est ainsi que se comprend la tentative avortée de création d’une Communauté européenne de défense (CED) dont l’échec retentissant scellera durablement l’impotence militaire de l’Union européenne.

À la suite de cet échec cuisant, les Européens vont faire, en ce domaine, durablement le choix de la discrétion et de la retenue.

La défense européenne reste hypothéquée par un très fort coefficient d’improbabilité que ni les « déclarations triomphalistes » ni les aménagements (parfois substantiels) aux traités ne parviennent à dissiper. Sans doute, cette incapacité est-elle l’expression d’une inclination un peu naïve en vertu de laquelle « l’Europe ne se veut pas d’ennemis et ne voit dans le monde que des partenaires en puissance »8. Une cosmogonie qui éclaire les orientations d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dont le rendement reste très décevant.

Le traité de Lisbonne n’altère que partiellement la singularité d’une PESC profondément intergouvernementale qui relève désormais du chapitre 2 du titre V du TUE et non de la cinquième partie du TFUE. Elle continue ainsi à se différencier des autres politiques liées à l’action extérieure de l’Union.

La PESC est, par ailleurs, l’expression d’une compétence d’attribution soumise au respect du principe de spécialité, ce qui implique que l’Union ne peut adopter un acte de politique étrangère alors que l’objectif prépondérant de l’action envisagée correspondrait à un autre domaine de compétence. En ce sens, l’article 40 al. 1 TUE précise que « la mise en œuvre de la politique étrangère et de sécurité commune n’affecte pas l’application des procédures et l’étendue respective des attributions des institutions prévues par les traités pour l’exercice des compétences de l’Union visées aux articles 3 à 6 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ». On ne peut donc considérer que la PESC aurait été l’objet d’une « communautarisation » pure et simple.

Ajoutons que l’exercice de la compétence de l’UE dans le domaine de la PESC n’a pas d’effet préemptif et laisse donc intacte la compétence des États membres en matière de politique étrangère9. Dit autrement, la PESC n’a nullement vocation à phagocyter les politiques étrangères des États membres. Dans le même sens, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) qui est partie intégrante de la PESC, « n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres, elle respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre »10. L’article 42 § 2 TUE précise en outre que « la politique de sécurité et de défense commune inclut la définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union. Elle conduira à une défense commune, dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi. Il recommande, dans ce cas, aux États membres d’adopter une décision dans ce sens conformément à leurs règles constitutionnelles respectives ». Au fond, les traités brillent plus par les promesses dont ils sont porteurs (et qu’ils ne tiennent que rarement) que par un changement de paradigme au terme duquel l’Union se muerait en alliance militaire.

Tout est dans la nuance et la recherche d’un équilibre permanent. L’ambition est certes mesurée mais elle suppose, lorsque le Conseil adopte en vue d’actions opérationnelles des décisions, que celles-ci engagent les États membres dans leur prise de position et la conduite de leur propre action11. Plus généralement, ils doivent appuyer « activement et sans réserve la politique extérieure et de sécurité de l’Union dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle et respectent l’action de l’Union dans ce domaine ». De même, ils œuvrent collectivement au renforcement et au développement de leur solidarité politique mutuelle et s’abstiennent de toute action contraire aux intérêts de l’Union ou susceptible de nuire à son efficacité en tant que force de cohésion dans les relations internationales12.

Autre avancée à ne pas négliger, le traité de Lisbonne a unifié et simplifié la nomenclature des instruments pouvant être adoptés. Il n’est plus question de stratégies communes définissant des principes et orientations générales et précisant les objectifs, la durée et les moyens de l’action. Désormais, l’Union édicte des décisions non législatives adoptées selon une procédure propre. La règle de l’unanimité reste de principe (sauf exception expresse), complétée par celle de l’abstention constructive en vertu de laquelle un État membre peut ne pas être lié par une décision lorsqu’il assortit d’une déclaration son abstention, ce qui ne remet pas en cause l’effet juridique de la décision adoptée. Facteur de flexibilité, qui cependant ne libère pas l’État rétif de son devoir de solidarité.

La PSDC, quant à elle, vise à douer l’Union d’une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires (art. 42 TUE). Le traité de Lisbonne renforce le dispositif relatif à la PSDC. Dès 2001, l’Union s’était dotée d’un comité militaire (composé des chefs d’état-major représentés par leurs délégués militaires) et un état-major de l’UE.

La militarisation éventuelle de l’action de l’Union est envisagée de plusieurs manières. Les missions de Petersberg sont précisées ainsi que les obligations des États membres en ce domaine tandis qu’une clause de solidarité et une clause de défense mutuelle sont insérées dans le traité. Définie à l’article 222 TFUE, la clause de solidarité s’inscrit dans un système global en faisant écho aux dispositions de l’article 42 § 7 TUE13. Le traité veille cependant à préciser que les « engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ». Dit autrement, la PSDC se développe dans le respect des engagements souscrits au titre du traité de l’Atlantique nord.

Enfin, le traité de Lisbonne introduit la flexibilité dans le domaine de la PSCD. L’instauration de coopérations renforcées est possible sur décision unanime du Conseil prise sur avis du Haut représentant et de la Commission et après information du Parlement14. En vertu de l’article 42 § 6 TUE une coopération structurée permanente (CSP) peut être instaurée entre les États membres qui satisfont aux critères opérationnels prévus dans un protocole annexé au traité et qui souhaitent entreprendre des engagements plus contraignants en matière de défense en vue des missions les plus exigeantes. C’est sur cette base que le Conseil a adopté le 16 novembre 2021 une décision mettant à jour la liste des projets à entreprendre dans le cadre de la CSP. Dans cette perspective, 14 nouveaux projets sont ajoutés à la liste des 46 projets existants qui ont été développés dans le cadre de la CSP depuis décembre 2017 (date de lancement de la CSP). La CSP réunit 25 États membres autour de projets collaboratifs couvrant des domaines tels que : les centres de formation, les systèmes de formations terrestres, les systèmes maritimes et aériens, la cybersécurité, les services de soutien conjoints multiples et l’espace15.

Ce foisonnement de sources ne saurait pourtant tenir lieu de politique, spécialement dans un domaine aussi sensible que celui de la défense et de la sécurité. Jamais la formule de H. Kissinger n’aura été aussi vraie. En effet, une politique de défense est une défense au service d’une politique. Or, l’affirmation de la première dépend des buts de la seconde. Sous-tendue par un fonctionnalisme stérile, la PESC-PSDC n’assure à l’action internationale de l’Union qu’une productivité médiocre tant elle finit par n’être centrée que sur l’activation de procédures sans attention pour la question pourtant cruciale du sens. Or, une collection de mécanismes juridiques et institutionnels ne suffit jamais à fonder une communauté d’intérêts. Ces instruments donnent « l’impression de flotter dans un vide politique et stratégique d’où ont été évacués les rapports de force, les antagonismes ou les lignes de fracture entre nations »16.

À rebours de l’idéal pacifiste, il existe aujourd’hui un ensemble de discours et d’évolutions en faveur de la création d’une Europe de la défense. D’où viennent ces discours et où en est-on aujourd’hui ? Le conflit en Ukraine impose-t-il à l’Europe une orientation en ce sens ?

La guerre en Ukraine marque la fin de cette « longue paix »17 qu’aucun conflit majeur n’était venu rompre depuis 1945, du moins sur le continent européen. La violence n’avait cependant pas disparu de la grammaire politique internationale de l’Union dont les États membres ont été contraints, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, de déployer des troupes en Afrique ou en Afghanistan. Depuis février 2022, la guerre est aux portes de l’Union, au sens le plus strict des termes…

Cette crise est pour l’Union une sorte d’épiphanie stratégique. On peut en effet être frappé par une réactivité inattendue. Cette surprise pourrait n’être que de courte durée tant sont rémanentes les souverainetés concurrentes.

Passée la sidération provoquée par l’agression du 24 février, l’Union ne s’est laissée gagner par aucune léthargie stratégique. Bien au contraire, elle a fait preuve d’une trop rare capacité à conduire une « politique de l’évènement » c’est-à-dire propre à gérer l’imprévu au besoin en sortant du cadre procédural habituel18. Il est loin le temps où ces mêmes États membres, tétanisés par l’agression de la Russie contre la Géorgie, se montrèrent incapables d’opposer à Moscou autre chose que quelques mesures sans effet. Que dire encore de la gestion de la crise de Maidan dont on sait qu’elle mit en évidence qu’à « l’ère de Poutine », les relations avec l’Ukraine supposaient « une vision bien plus stratégique que celle que l’on tire des schémas économiques de l’ancienne politique commerciale »19 ?

Depuis 2022, l’Union assume une politique très volontariste de financement, notamment au moyen de la Facilité européenne pour la paix20, du transfert d’armes létales et d’appui à la formation des forces ukrainiennes.

Au-delà, l’Union a mis en œuvre avec une promptitude non moins remarquable un régime de sanctions dont l’ambition et la robustesse sont tout à fait nouvelles21. Couvrant un très vaste spectre de mesures, ce dispositif est une réponse crédible au « tectonic shift » dénoncé par J. Borrell. Ainsi dès l’annonce de la reconnaissance par la Fédération de Russie de l’indépendance des oblasts de Donetsk et de Louhansk, le Conseil a adopté sur la base de l’article 29 TUE, à l’unanimité, une décision visant à interdire toute transaction avec ces deux républiques autoproclamées22. Cette première réaction a immédiatement été complétée par un règlement qui en précise les modalités de mise en œuvre23. S’engageant dans un processus de riposte graduée, l’Union a mobilisé en un temps record une grande variété de mesures. Frappant une centaine d’entités publiques et privées et plus de 1 200 personnes, dont le président Poutine lui-même, les sanctions vont de l’interdiction d’entrer sur le territoire des États membres au gel de leurs avoirs. Aucun secteur d’activité n’est, en outre, épargné.

L’efficience d’un régime de sanctions se mesure, il est vrai, à la consistance des résultats qu’il permet d’obtenir. Une juste évaluation conduit à vérifier, d’une part, sur un plan matériel, dans quelle mesure les sanctions ont permis d’isoler effectivement la cible et de produire toutes les conséquences économiques attendues et à observer, d’autre part, si les sanctions ont amené, sur le plan politique, la cible à infléchir sa position. Or, il est prématuré de formuler une conclusion définitive. En effet, il reste compliqué d’apprécier à quel point les mesures prescrites par le Conseil ont entamé décisivement le capital moral, économique et militaire de la Russie sachant que les contre-mesures adoptées par celle-ci ne sont pas sans conséquence sur la résilience de l’Union et l’unité de ses rangs.

La création d’une Europe de la défense est-elle un destin manifeste pour l’Union ? De façon plus générale, l’édification d’un nouveau monstre froid revêtu de tous les attributs classiques de la souveraineté – y compris la puissance militaire – constitue-t-elle l’aboutissement ou bien la négation du projet fédéraliste européen ?

Il me semble nécessaire de rappeler que l’Union n’exerce une influence décisive que sur un nombre tout à fait limité de domaines ; essentiellement ceux qui sont en lien avec la régulation du marché (lato sensu). À l’inverse, les États membres restent seuls responsables du « hard power ». C’est donc en toute logique qu’ils sont les maîtres de toutes les politiques afférentes à la sécurité intérieure et plus encore extérieure.

Le maintien d’une incompressible bulle régalienne rend difficile l’émergence de capacités communes notamment dans le domaine militaire.

L’Union vit dans l’illusion d’un saut capacitaire que ne dément pas l’adoption en mars 2022 d’une Boussole stratégique24 visant à en faire un « acteur stratégique mondial ». La formule semble creuse tant les perspectives d’action ouvertes par ce long document s’annoncent décevantes. Ainsi, il est question de mettre sur pied une force de déploiement rapide limitée à 5 000 hommes ou femmes, au plus. L’effort paraît très modeste au regard des enjeux de la crise qui a justifié cet aggiornamento stratégique.

On le comprend, la politique de défense reste, presque par nature, hermétique à toute approche supranationale. Dans ce contexte, la part de l’accord des États dans le processus d’identification d’un intérêt commun et des moyens nécessaires à sa réalisation est absolument déterminante. On ne peut s’étonner à la lumière de cette condition essentielle que le Fonds européen de défense ait reçu, pour 2021-2027, 7,95 milliards d’euros soit à peine plus de la moitié des 13 milliards initialement prévus. Plus largement, les Européens ne parviennent pas à favoriser la constitution de grands champions industriels dans le secteur de la défense. Les velléités de rapprochement sont presque systématiquement entravées par des divergences de tous ordres qu’illustrent, par exemple, les atermoiements affectant le programme « Système de combat aérien du futur » (SCAF).

L’aggravation brutale des menaces impose une augmentation drastique des budgets militaires. La relance de dépenses souvent laissées en jachère depuis des décennies intervient dans une temporalité plus pressante que celle qui serait nécessaire à l’émergence d’une industrie européenne de défense. En effet, le développement de celle-ci n’est concevable que dans un temps long alors que la montée des périls nécessite des décisions rapides. L’urgence de la situation a amené la République fédérale à créer un fonds de 100 milliards d’euros pour hâter la reconstitution d’un outil de défense laissé en déshérence depuis des décennies tandis que la Pologne a engagé un programme d’achat sur étagère de plus de 15 milliards d’euros de matériels sud-coréens. À quoi s’ajoutent les pressions constantes d’un allié américain soucieux de garder le rôle de premier garant de la sécurité européenne rendant ainsi illusoire toute perspective de fédéralisation des capacités militaires et des moyens industriels. Pour l’heure seuls 11 % des investissements en ce domaine sont assumés en commun, très loin des 35 % sur lesquels les États membres s’étaient accordés dans le cadre de l’Agence européenne de défense et qui avaient été fixés par la Coopération structurée permanente25.

La Boussole appelle par ailleurs les États membres à accomplir un bond décisif afin de mettre en place une Union plus forte, aux capacités renforcées et s’appuyant sur les valeurs fondamentales consacrées à l’article 2 TUE. Autrement dit, l’émergence d’une culture stratégique commune est justifiée par l’impérieuse nécessité de protéger et défendre ces valeurs.

Cette volonté doit cependant être mise en rapport avec le fait que l’intégration européenne est la cible d’une contestation qui se durcit à mesure que certains gouvernements installent un modèle démocratique « dégradé ». L’accroissement des tensions internationales n’est évidemment pas de nature à inverser cette trajectoire.

Pour terminer, en écho à la première question, quel rapport l’Europe devrait-elle entretenir avec l’idée de guerre ?

L’Union européenne est née d’une irrésistible répulsion pour la guerre et ses méfaits. La formule peut sembler naïve ou convenue mais elle semble rendre justement compte d’une réalité historique difficilement contestable. Pour autant, cela ne l’affranchit en rien de l’exigence de lucidité. À ce titre, il lui appartient d’abord de composer avec l’âpreté du Monde qui vient. Un Monde où les solidarités se brisent sous l’effet de la montée en puissance du nationalisme qui, au-delà des motifs nourrissant leurs rivalités, voit notamment Russes, Turcs ou Chinois converger dans une philosophie de l’action tendue vers l’affirmation de leurs intérêts y compris en recourant à la force. Ce phénomène n’épargne personne. Des États à forte croissance comme des États dont l’économie stagne ou reste tragiquement en retard cèdent aux délices vénéneux de cette involution.

S’il ne saurait bien sûr être question d’un retour à l’état de nature par effondrement d’un droit qui est parvenu à mettre hors-la-loi la guerre sans en avoir jamais tari les manifestations, il est néanmoins probable que l’Union devra elle aussi réapprendre à composer avec les rapports de force les plus crus26.

L’Union doit ensuite convenir qu’elle ne sera jamais ce que vous appelez un nouveau monstre froid. Elle n’en a ni les moyens ni les compétences. N’ayant jamais franchi le seuil de « l’étaticité », elle ne peut prétendre à la qualité d’entité souveraine. De toute manière, la forte intergouvernementalité du sujet ne lui laisse qu’une marge d’action très contrainte. Sans doute, l’Union peut-elle aider, ce qu’elle fait très bien, au fil d’une maïeutique exigeante, à dissoudre ou au moins à atténuer les contradictions qui obèrent l’émergence d’un intérêt général transcendant les intérêts particuliers. Au regard de la crise interne qui secoue l’Union depuis des années, la partie s’annonce cependant très incertaine… Peut-il en être autrement alors que nous nous enfonçons dans le « brouillard de la guerre », pour reprendre l’expression de Clausewitz, et que les foyers d’instabilité s’embrasent un peu partout.

Propos recueillis par Romain Le Bœuf (Professeur de droit public, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France) et Caterina Severino, (Professeur à Sciences Po Aix, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, ILF, Aix-en-Provence, France).


1 L’entretien reprend l’essentiel des réflexions développées par le Professeur Rostane Mehdi dans « L’Union et la guerre », in Grandeur et servitudes du bien commun, Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Ricci, Dalloz, 2023, p. 407-422. L’entretien a été mené avant les attaques terroristes du 7 octobre 2023 et la réplique militaire du gouvernement israélien dans la bande de Gaza.

2 Dans le célèbre cours qu’il prononça au Collège de France en 1944-1945 et dont le texte a été heureusement republié et préfacé par M. Ferro, L’Europe, genèse d’une civilisation, Perrin, 1999, Leçon I, p. 38.

3 G. Steiner, Une certaine idée de l’Europe, Actes Sud, 2005.

4 G.-H. Soutou, « La déclaration Schuman », Commentaire, 2020/3, nº 171, p. 573.

5 J.-M. Ferry, « Une philosophie de l’Europe. Considérations sur une approche normative du projet politique européen », Transversalité nº 133, Institut Catholique de Paris, 2015, p. 145.

6 Voir la base Eur-lex.

7 Z. Laidi, Chapitre 11, l’Europe, puissance normative internationale », in R. Dehousse, Politiques européennes, Presses de Sciences Po, 2009, p. 229.

8 Ibid., p. 10.

9 À cet égard, deux déclarations sont annexées au traité de Lisbonne en vertu desquelles d’une part, les dispositions relatives à la PESC ne portent atteinte ni aux responsabilités des États membres pour l’élaboration et la conduite de leur politique étrangère ni à leur représentation internationale (déclaration nº 13) et d’autre part la conduite de la PESC n’affecte pas l’exercice de la compétence étatique.

10 Article 42 TUE.

11 Article 28 § 2 TUE.

12 Article 24 § 3.

13 « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres ».

14 Article 329 § 2 TFUE.

15 [https://www.consilium.europa.eu/media/53013/20211115-pesco-projects-with-description.pdf].

16 P. Vimont, « Les intérêts stratégiques de l’Union européenne », Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union, Paris, Fondation Schuman, 2016.

17 John Lewis Gaddis, « The Long Peace. Inquiries into the History of the Cold Wa », Oxford, Oxford University Press,1989 cité par A. Chu, « Qu’est-ce que la guerre ? Une réinterpretation de la formule de Carl Von Clausewitz », RFSP, 2017, 2, p. 291.

18 L. Van Middelaar, Quand l’Europe improvise – Dix ans de crises politiques, Le débat, Gallimard, 2017

19 Ibid. p. 30.

20 [https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/european-peace-facility/].

21  Pour une liste détaillée des sanctions [https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/restrictive-measures-against-russia-over-ukraine/].

22 Décision (PESC) 2022/266 du Conseil, du 23 février 2022 concernant des mesures restrictives en réponse à la reconnaissance des zones des oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk non contrôlées par le gouvernement et à l’ordre donné aux forces armées russes dans ces zones, JOUE, L 42 I, p. 109.

23 Règlement (UE) 2022/263 du Conseil, du 23 février 2022 concernant des mesures restrictives en réponse à la reconnaissance des zones des oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk non contrôlées par le gouvernement et à l’ordre donné aux forces armées russes dans ces zones, JOUE, L 42 I, p. 77.

24 Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense – Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales, 21 mars 2022.

25 [https://defence-industry-space.ec.europa.eu/european-commission-calls-joint-procurement-defence-and-strengthening-defence-industrial-base-2022-05-18_en].

26 A. Pellet, Le droit international à la lumière de la pratique : l’introuvable théorie de la réalité, Cours général de droit international, RCADI, t. 414, 2021, p. 502.


Rostane Mehdi (propos recueillis par Romain Le Bœuf et Caterina Severino), « Le droit européen et la guerre », Le retour de la guerre [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 17 décembre 2023. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2462.

One thought on “Entretien avec Rostane Mehdi – Le droit européen et la guerre

Comments are closed.

Related Posts

Begin typing your search term above and press enter to search. Press ESC to cancel.

Back To Top