Thomas Hochmann, Professeur, Université Paris Nanterre
Xavier Magnon, Professeur, Aix-Marseille Université
Régis Ponsard, Maître de conférences en droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (HDR, Université Paris I Panthéon-Sorbonne) Qualifié aux fonctions de Professeur des universités/Chercheur statutaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)
Xavier Magnon
Ce projet est né d’un constat commun : les discours de Kelsen sur le droit, et, plus particulièrement encore, les concepts fondamentaux d’analyse du droit posés par Kelsen sont, au mieux, mal compris, au pire, mal connus. Face à ce constat, il nous est apparu nécessaire de restituer le sens de la pensée de Kelsen. Tel est l’objet premier de l’ouvrage et qui en éclaire l’intitulé : un classique méconnu : Hans Kelsen.
Régis Ponsard
Je voudrais commencer par une citation qui, à mon avis, ouvre un peu sur le sens de l’entreprise : « Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse, et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand une génération plus tard le Maggid de Mezeritch se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : “nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière”, et ce qu’il avait à accomplir, se réalisa. Une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla dans la forêt et dit : “nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt ou cela se passait, et cela doit suffire”. Et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée, et que Rabbi Israël de Ruzhin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son fauteuil et dit : “nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous savons encore raconter l’histoire”. Et l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs ».
On peut dire que ce qui a justifié cette entreprise, c’est le fait que Hans Kelsen nous apparaisse comme bénéficiant, ou comme étant victime, du fait qu’il n’avait au fond qu’un cénotaphe et qu’il lui fallait un tombeau. Non pas au sens où un tombeau est ce qui permet d’enterrer un auteur mais au sens où c’est précisément un tombeau poétique – comme nous avons voulu en réaliser un – qui permet de rendre cet auteur pleinement vivement, pleinement disponible. Au fond, derrière cette entreprise, il y a une volonté faire droit au visage – en un sens lévinassien – de Hans Kelsen, comme on peut nettoyer un sou neuf pour le faire briller, pour lui rendre au fond son éclat nuptial : c’est-à-dire toute sa force constitutive, là où toute une série de phénomènes ont contribué à recouvrir ce visage. Recouvrir ce visage au point qu’on ait même pu se demander : « où est Kelsen. Où est-il ? ». Pour savoir où il est, encore faut-il être capable de comprendre son œuvre. Certes, celle-ci est immense, et se présente sous la forme de dix-sept mille pages publiées.
Les morts ont besoin de notre fidélité pour précisément faire qu’on ne chante pas avec toute une tradition ce qu’une chanson yiddish rappelle, intitulée : Quand la flûte se lamente : « Quand la flûte se lamente, sais-tu ce que tu entends ? Sais-tu ce que tu entends ? Ce sont les morts sur terre qui pleurent ainsi, mais pourquoi pleurent-ils ? Pourquoi pleurent-ils ? ». Ainsi, il arrive que les morts puissent selon cette tradition pleurer parce que tout ce qu’ils ont accompli est au fond devenu invisible, incapable de déployer activement ses effets. Il en est de même des œuvres puisqu’on n’écrit pas une œuvre comme l’a fait Hans Kelsen sans indissociablement se mettre au service de quelque chose qui est plus grand que soi, et qui est pour Kelsen, le sens de l’avènement d’une véritable science du droit : c’est-à-dire d’une discipline scientifique qui puisse, au regard du développement de l’épistémologie accessible à un moment donné de l’histoire de l’épistémologie, servir de fondement à l’analyse du droit. Alors, pour notre génération, Hans Kelsen, c’est bien sûr notre grand-père : je vous laisse deviner qui est le père.
Pourquoi notre grand-père ? Parce qu’il a été capable précisément de faire précéder son héritage pour nous d’un testament. Or, la question est de savoir si nous allons être à la hauteur, ou pas, de ce testament. On le sait, en sciences humaines et sociales comme dans toutes les disciplines, une des grandes difficultés pour chaque génération, est d’être à la hauteur du capital, du réservoir de concepts, de thèses, légués par ses prédécesseurs. Or, il nous est apparu à tous les trois que cet auteur était, comme le disait Pierre Bourdieu à propos de Max Weber comme de beaucoup d’auteurs en France : « bousillé ». Pourquoi « bousillé » ? Parce qu’en réalité, les forces sociales que Kelsen évoque, les intérêts à ne pas voir qui travaillent à étouffer toute voix forte, ont recouvert sa voix de tout un manteau de malentendus, de tout un manteau de caricatures, de tout un manteau d’interprétations fausses, faussées, biaisées, biaisantes, qui contribuent aujourd’hui à faire que sa voix est étouffée, au point qu’il est deux fois mort. Mort parce qu’il n’est plus physiquement avec nous, mais également mort parce que spirituellement tout son legs a été, au fond, utilisé, mais sur un mode qui fait ce que beaucoup d’institutions font, c’est-à-dire sur un mode désactivé. Son œuvre a été muséifiée. Quelles que soient ses utilisations, elle a été saisie par l’académisme d’une manière qui conduit à perdre son sens. Quel est ce sens ? Quel est le sens de cet effort, de ce geste ? Et pourquoi faudrait-il identifier ce geste ? Au fond, c’est cet effort de pensée qui impliquait de ressaisir l’œuvre de Kelsen dans le contexte socio-historique de son émergence et cela, non pas pour réduire au fond l’œuvre de Kelsen à l’espace des prises de position théoriques, doctrinales, dans lequel son œuvre s’est déployée et dont la restitution est seule à même de permettre de comprendre aujourd’hui l’effort qu’il a accompli. On ne peut comprendre qui est Kelsen que si l’on comprend quand il écrit, face à qui il écrit et dans quelles structures sociales il baigne quand il élabore une théorie notamment comme celle des idéologies constitutionnelles.
On ne fait cela que pour comprendre aujourd’hui, en France et pas seulement, ce que représente le capital qu’il nous laisse à la pensée. Au fond, cet héritage implique de nous, non pas que nous soyons dans une attitude de répétition servile ou de sacralisation, cela n’aurait aucun sens. Je ne me présente jamais comme kelsenien, et nous proposons d’ailleurs d’appeler « kelsenien » (s’il fallait vraiment employer ce terme), tout à fait autre chose, à savoir le fait de se réclamer de ce que Kelsen appelle le positivisme critique.
Il est en effet nécessaire de dépersonnaliser le débat. La question est de savoir comment on se situe tous par rapport à cette œuvre préalable, y compris ceux qui résistent, qui refusent cette oeuvre. Et cet effort, on doit le faire si on est réflexif et scientifique, en réfléchissant précisément à ce qui nous sépare de Kelsen. Mais évidemment, on est souvent comme la colombe évoquée par Kant par rapport à l’œuvre de Kelsen, parce qu’on se plaint de l’air, on dit que l’œuvre de Kelsen nous pompe l’air, comme l’avait dit après et avec tant d’autres par exemple Gérard Timsit il y a quelques années, parce que précisément, sa théorie pure raréfierait la vie – ce qui est un contresens total -, mais tout cela en oubliant que si la colombe vole, c’est parce qu’il y a de l’air !
Par conséquent, beaucoup d’entre nous faute de connaître l’œuvre parce qu’elle a été recouverte, pouvons donner un coup de pied de l’âne à ce héros de la pensée en un certain sens, qui est un fondateur au même titre que Freud ; d’ailleurs, il avait sur son bureau à la fin de sa vie trois photos, celle d’Einstein, celle de Kant, ce n’était pas un hasard, et la photo de Freud : et il allait à une époque tous les mercredis, alors qu’il était au tout début de son œuvre, visiter Freud, son ainé qui était alors déjà̀ un fondateur de discipline. Kelsen a voulu cela. C’est la grande erreur contre laquelle nous réagissons aussi (peu importe les auteurs qui l’ont commise), celle qui a consisté à croire qu’il n’était pas un fondateur, qu’il n’a été qu’un reconducteur. Il est un fondateur et il y a des arguments solides pour soutenir cette thèse. Donc, rétablir le sens revient d’un seul coup à comprendre qu’aujourd’hui il nous faut continuer, si nous souhaitons continuer, mais il nous faut nous situer par rapport à lui ! Cela en disant notamment qu’en tant que fondateur, Kelsen s’est aussi trompé ; il a fait des erreurs sur toute une série de points, en tordant par exemple parfois le bâton trop fort dans l’autre sens, dans la lutte contre les erreurs et dogmatismes présents dans la doctrine de son temps etc. Il a posé la plate-forme sur laquelle nous, qui voulons analyser scientifiquement le droit, travaillons. C’est-à-dire a contrario qu’en réalité, si un privatiste français travaille (qu’il le sache ou non), à partir de l’œuvre de François Gény par exemple, il travaille aussi sur le fond, non pas de l’œuvre de Kelsen, mais d’un positivisme qui n’est pas critique et qui est même l’ennemi en réalité du positivisme critique kelsénien.
Quand certains évoquent, comme l’ont fait et continuent à le faire tant d’auteurs pendant des années, que Kelsen aurait été responsable de tous nos maux ou que d’une certaine manière un kelsénisme plomberait la pensée juridique en France, on commet, me semble-t-il, un contresens total. Ce n’est pas l’œuvre de Kelsen qui est responsable de l’absence de pensée chez les juristes, c’est au contraire l’absence de compréhension du sens de l’œuvre de Kelsen qui a fermé les juristes français, ou plutôt servi de caution à l’autarcie juridique dans laquelle ils baignent, et qui les a conduits depuis les années 1930, jusqu’au moins dans les années 1985, à s’être globalement fermés aux sciences et disciplines auxiliaires du droit. Il s’agit maintenant plutôt de montrer que les erreurs commises par Kelsen, les formulations qu’il a utilisées (parce qu’il y a des Kelsen, c’est tout le rôle de l’histoire des idées juridiques que de rétablir ces Kelsen successifs : il a changé d’avis comme tout penseur digne de ce nom) – ont pesé durablement sur la réception de son œuvre. Dans un travail qui est à paraître, j’analyse une découverte que j’ai faite à la BNF, après bien des recherches, à savoir un texte où l’on voit s’exprimer, lors de l’une des premières présentations que Kelsen fait de la Théorie pure du droit, toutes les réactions qui vont cautionner ce qui aboutit aujourd’hui, et depuis près de soixante-dix à quatre-vingts ans, à cette ritournelle : Kelsen serait « l’anti-sociologue », comme l’évoquait un auteur dans les années 1930 dans la revue de droit public ; et cet anti-sociologie serait plus généralement « le refus des sciences sociales ».
Il semble selon moi nécessaire de rétablir le sens de l’œuvre de Kelsen pour réconcilier les découvertes encore scientifiquement pertinentes de Kelsen, avec les sciences humaines et sociales. C’est l’un des axes principaux de mon travail scientifique. Pour faire cela, il fallait préalablement nettoyer la situation, comprendre les erreurs qu’a commises Kelsen, et répondre à la question de savoir pourquoi au fond on peut conserver son entreprise fondationnelle, épistémologique, et laver cette entreprise des contaminations qui sont liées à l’histoire dans laquelle il a été pris. Il a voulu réagir en tordant certains bâtons dans l’autre sens. Cela l’a conduit à ne pas voir par exemple, ce que j’ai conceptualisé sous le nom « d’interdisciplinarité interne à la science du droit » (et que j’ai découvert et soutenu dans ma thèse de doctorat), et ainsi le rôle central des sciences et disciplines auxiliaires du droit dans l’avènement d’une science autonome qu’il appelait de ses vœux, et en réalité dans l’avènement d’une science propre du droit.
Ainsi, parce qu’aujourd’hui nous bénéficions de près de soixante-dix ans de découvertes en épistémologie sur ce que signifie construire un objet, sur ce qu’est la manière de se saisir normativement d’une chose pour la construire en tant qu’objet, on peut, au fond, repenser à nouveaux frais, en échappant à un certain nombre d’enfermements, la manière dont Kelsen s’est saisie de la question de savoir qui a droit, qui peut, et comment penser le droit ? Et là, c’est justement la suite, au fond, du travail que nous avons entrepris.
C’est une première étape, elle n’est que le début d’un chemin. Alors, je vais terminer ce petit rappel, par une histoire racontée par Marcel Cohen, dans Faits : « un homme raconte comment son grand-père ne manquait pas une occasion de rappeler que dans sa jeunesse il avait planté le chêne ornant le jardin de la petite maison familiale, à seule fin de faire honte aux voisins n’osant pas miser aussi loin dans le futur. […] ».
(Je vous rappelle ici le début de la préface à la théorie pure du droit, dès la première édition que publie Kelsen en 1934. Il y évoque les prochaines générations qui seront convoquées pour savoir comment elles se situent par rapport à ce projet d’émancipation de la science du droit, par rapport à tout ce qui y fait obstacle. Ces obstacles principalement sociaux qui sont aussi internes aux juristes et aux jeux qu’ils jouent en tant qu’ils ne sont pas seulement « gardiens de l’hypocrisie collective », mais ont aussi des intérêts, y compris dans l’académisme, à refuser ce que peut révéler une science du droit digne de ce nom).
« … Dans ce village peuplé alors de maraîchers, on préférait de beaucoup, c’est vrai, planter des conifères ou des arbres fruitiers à la croissance plus rapide. Au fil des décennies, le village s’était transformé en gros bourg puis en ville, longtemps aux yeux de celle-ci, la maison et son chêne avaient fait figure de vestiges anachroniques. Un jour, les héritiers durent se résoudre à vendre la maison. Sur son emplacement, on construit un centre commercial et voici que l’homme, qui depuis longtemps n’a plus aucune raison de se rendre dans cette ville, fait la connaissance d’un pilote de ligne. Au cours de la conversation, ce dernier explique qu’en phase finale d’approche vers la capitale, les pilotes seraient incapables de se repérer dans un paysage aussi urbanisé et doivent donc s’en remettre totalement à leur instrument. Fort heureusement, à peine viennent-ils d’effectuer leur dernier virage que dans l’univers de béton, d’autoroutes et de voies de chemin de fer, un arbre immense leur confirme fort opportunément si besoin est, qu’ils se trouvent très exactement dans l’axe de la piste ».
Puissions-nous aujourd’hui, grâce à Hans Kelsen, – dans les années à venir, faire décoller la science du droit, une science du droit véritablement pensée à l’aune des apports de l’épistémologie juridique contemporaine, dans son rapport notamment aux sciences humaines et sociales !
Thomas Hochmann
Comme Régis l’a expliqué, l’objectif ultime du livre est en quelque sorte à quoi peut nous servir aujourd’hui une connaissance un peu plus fine de l’œuvre de Kelsen et donc pour en arriver là, il nous a semblé nécessaire de commencer, et c’est un autre objectif de l’ouvrage, par améliorer un peu la connaissance qu’on en a en France. Il est vrai que Kelsen est peut-être le seul théoricien du droit dont tous les étudiants en droit connaissent le nom, ce qui n’est pas du tout le cas par exemple en Allemagne, alors même qu’on aurait pu penser, même s’il n’était pas allemand, que sa langue en permette la diffusion dans ce pays. Or, il n’a pas du tout la même aura, il n’est pas connu de n’importe quel étudiant en droit allemand. Tandis qu’en France, on le connaît tous, mais son œuvre n’est pas connue dans les détails, c’est plutôt une version extrêmement simplifiée, voire caricaturale, de sa pensée, qui s’est diffusée. Par conséquent, un certain nombre de subtilités, mais aussi de thèses essentielles, de la théorie du droit de Kelsen ne sont pas connues. Nous voulions remédier à cette situation, en corrigeant certaines idées reçues, en rappelant des éléments fondamentaux, mais méconnus de la Théorie pure du droit. Bien sûr, comme Régis l’a expliqué, nous sommes conscients du fait que c’est une œuvre monumentale qui s’étale sur soixante ans, dix-sept mille pages publiées, donc l’objectif n’était pas non plus de dévoiler la véritable pensée de Kelsen, de présenter le vrai Kelsen, aucun d’entre nous n’a lu tout Kelsen. Je ne sais pas si quelqu’un a lu tout Kelsen, mais il s’agissait d’identifier des interprétations clairement fausses de l’œuvre de Kelsen, mais aussi parfois certaines contributions qui affrontent des interprétations qui sont au moins discutables. D’ailleurs, tous les auteurs ne sont pas forcément d’accord entre eux sur toutes les questions.
Ces déformations de la théorie du droit de Kelsen, nous ont semblé être de deux ordres principaux. Il y a d’abord ce que l’un des contributeurs à l’ouvrage, Renaud Baumert, appelle un « Kelsen de manuel » c’est-à-dire un Kelsen qui est très familier des amphithéâtres français, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec le créateur de la Théorie pure du droit. Par exemple, on explique dans l’introduction que Kelsen n’a pas du tout organisé sa théorie du droit autour de l’image d’une pyramide, alors qu’en France on a vraiment ça dans la tête : Kelsen = pyramide. Or, on n’a pas trouvé, alors peut-être que le mot est quelque part dans les dix-sept mille pages, mais dans l’état actuel de nos recherches, en tout cas les miennes sur ce point, je n’ai jamais trouvé le mot « pyramide » dans un écrit de Kelsen. Ce que Eisenmann traduit par « pyramide », c’est « Stufenbau », c’est aussi une image, une espèce d’idée de bâtiment à étages, de construction à degrés ; c’est aussi une métaphore, mais qui renvoie peut-être moins une image absolument lisse et impeccable de pyramide, cette impression de structure lisse parfaite. Je crois qu’il n’est pas impossible que cette diffusion formidable du terme de « pyramide » ait contribué à la version extrêmement simplifiée de la théorie de la hiérarchie des normes qui s’est répandue en France et qu’on l’enseigne aux étudiants sous l’étiquette, sous le nom de Kelsen. Par exemple, la théorie de la hiérarchie des normes s’accompagne d’un élément essentiel, mais qui est très mal connu en France, qu’on peut appeler la prise en compte des défauts, c’est-à-dire l’idée qu’une norme peut tout à fait ne pas être parfaitement conforme à la norme supérieure, mais être quand même valide. La distinction entre validité et conformité est riche de potentiel pour l’ensemble des juristes. Il est vrai que Kelsen n’est pas très clair sur cette question, il développe une théorie un peu biscornue, pas très convaincante de l’habilitation alternative ou des dispositions alternatives. Merkl est beaucoup plus clair sur cette question. Toutefois, cela n’a rien à voir avec la pyramide impeccable, sans aucun défaut, et qui permettrait d’écarter Kelsen en disant juste que les choses ne sont pas si simples, qu’il s’agit d’un réseau plus que d’une simple pyramide ; c’est seulement une version exagérément simplifiée des écrits de l’école de Vienne qui permet de tenir ce genre de propos. Voilà un exemple d’un élément essentiel des théories de l’école de Vienne, qui n’est pas suffisamment connu et qui pourrait être riche d’enseignement pour les juristes.
Il y a quelques années, sans doute beaucoup d’entre nous le savent bien mieux que moi, le Conseil d’État s’est aperçu qu’un contrat administratif pouvait être affecté d’une irrégularité, et quand même être en vigueur, alors une grande partie de la doctrine administrativiste est tombée des nues, on en a fait des colloques, des numéros spéciaux, etc. cela s’explique assez bien par exemple avec cet outil théorique. Donc il y a le Kelsen de manuel, la pyramide, et puis, moins dans les amphithéâtres peut-être plus dans les écrits de théorie du droit notamment, ce que l’on peut appeler un Kelsen de paille, le sophisme de l’homme de paille qui consiste à attribuer des thèses intenables à un adversaire imaginaire pour le contredire. Assez souvent, on trouve attribuées à Kelsen des thèses que non seulement il n’a pas soutenues, mais qui semblent intenables, voire stupides.
Par exemple l’idée d’une application mécanique du droit, que le juge ne serait qu’un automate qui appliquerait comme une machine la loi de manière automatique, est précisément la position inverse que Kelsen a défendue très tôt en insistant sur le fait, à la suite de Merkl là encore, qu’à tous les degrés d’application du droit, des décisions sont prises et qu’il n’y a rien d’automatique là-dedans. On attribue aussi à Kelsen des positions qui ne sont peut-être pas intenables, mais qui sont particulièrement faibles comme une espèce de refus absolu de la sociologie du droit, ou même l’idée que le droit serait quelque chose d’isolé du reste du monde. Ce serait non pas une théorie pure du droit, mais une théorie du droit pur complètement imperméable à tout ce qui se passe autour. Il est vrai que Kelsen a critiqué, notamment dans sa controverse contre Eugen Ehrlich en 1915, une certaine conception de la sociologie du droit, mais il ne s’agissait pas de s’opposer, bien au contraire, à cette entreprise.
Régis Ponsard
Il a même écrit des livres de sociologie, ce que la plupart de nos collègues oublient, et pas seulement des articles ! Cela fait partie aussi du mythe.
Thomas Hochmann
C’est juste. Une question que l’on peut se poser est pourquoi dans les écrits théoriques, on attribue de telles thèses extrêmement faibles à Kelsen. Une hypothèse de réponse est qu’il occupe malgré tout une place extrêmement importante. On rappelle dans l’introduction la fameuse formule « le plus grand juriste du XXe siècle, etc., » et donc on ne peut pas s’en débarrasser juste en deux mots, on se sent obligés de se confronter à lui, mais souvent il semble qu’il y ait un désir de ne pas vouloir s’appuyer sur lui mais de vouloir à tout prix l’écarter, s’opposer à lui, et donc lui attribuer des thèses évidemment faibles, auxquelles on a beau jeu de répondre. Alors, comment expliquer cette démarche ?
Je pense qu’il y a des raisons de forme et de fond. Sur le fond, il est vrai qu’il est casse-pieds puisqu’il a tendance par exemple à écarter de nombreuses questions au motif qu’elles ne seraient pas juridiques. Il recentre le champ d’investigation de la science du droit, il oblige à préciser de quoi on parle précisément. Je pense qu’il y a une autre raison sur la forme. Il n’est est pas complètement innocent dans l’affaire, Kelsen a souvent un style très péremptoire, il se fonde beaucoup sur la critique des travaux d’autrui, il est souvent très dur, voire un peu moqueur, et donc il me semble qu’il suscite chez certains lecteurs une réaction épidermique. Il hérisse et parfois à lire certains écrits, on a l’impression que certains lui en veulent personnellement même cinquante ans après sa mort.
Régis Ponsard
Ce serait vraiment intéressant de faire un lien entre la critique de l’homme et la critique de l’œuvre, avec la filiation en France, Hans Kelsen-Charles Eisenmann car on sait à quel point il a été lui-même détesté par certains. On peut le faire ensuite avec Otto Pfersmann, et ainsi de suite. C’est-à-dire en réalité, se demander si ce sont les hommes qui sont ici toujours en cause, ou si ce sont ce qu’ils portent et les résistances auxquelles le message qu’ils portent doivent faire face qui expliquent bien des représentations ?
Dans la tradition française, pensons par exemple au calcul des défauts et à l’analyse des idéologies juridiques. Affirmer, par exemple, qu’une décision du Conseil d’État peut être juridiquement non conforme, dans la tradition française, c’est subversif. Contribuer à mettre à jour les idéologies juridiques qui travestissent cette non-conformité et aller à au concours de l’agrégation avec une thèse construite sur une telle dynamique scientifique n’est pas forcément facile. Donc, il y a des raisons qui sont liées aux champs de forces présents dans les États-nations qui ont reçu l’œuvre de Kelsen qui expliquent qu’on recentre souvent sur ladite « psychologie des auteurs » – on peut retrouver les mêmes phénomènes dans les autres disciplines et champs -, ce qui peut relever parfois de la psychologie (qui est toujours déjà du social) de ces auteurs, mais aussi principiellement du message qu’ils portent. Il y aurait ici à faire toute une histoire sociologique des réceptions des discours… ; on se souvient par exemple de Durkheim, de la haine qu’il a suscitée, on lui a refusé le Collège de France…, alors qu’il est l’un des fondateurs de la sociologie…
Thomas Hochmann
L’aspect personnel joue sans doute un rôle. Ajoutons aussi un autre point. Il est vrai que Kelsen n’est pas toujours d’une parfaite clarté. On ne lit pas Kelsen comme on lit Hart, c’est beaucoup plus austère. Toujours est-il que face à des textes un peu complexes, face à une œuvre immense où on peut trouver des affirmations variées tout au long des dix-sept mille pages, le commentateur est confronté à un choix : faut-il attribuer à un auteur les idées les moins convaincantes possible pour pouvoir s’en débarrasser à peu de frais ? Ou bien est-ce qu’il faut mettre en œuvre un principe de charité, à partir de l’idée que l’auteur n’était peut-être pas complètement stupide. Qu’est-ce qui est le plus prometteur ? Je crois que faire toujours une lecture à charge, choisir toujours l’interprétation la plus malheureuse des propos de Kelsen, est une démarche peu prometteuse, puisque les progrès de la théorie du droit, du droit de la pensée de manière générale, ne sont guère favorisés par la caricature systématique des positions adverses. Kelsen l’avait dit lui-même dans un échange avec Hermann Heller, dans les années 1920. Il disait : « je comprends bien que Monsieur Heller souhaite me faire passer pour un imbécile, mais il ne devrait jamais oublier que celui qui va trop loin dans ce sens dévalue sa propre victoire ». Bref, à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Les contributions dans le livre ne sont d’ailleurs pas toutes en extase devant Kelsen, mais elles partent du principe, toutes, qu’il faut quand même le prendre au sérieux, il faut aller au-delà de la pyramide pour voir s’il n’y a pas des choses à en tirer. Même s’il ne s’agit pas forcément de s’inscrire dans sa lignée, on peut profiter de cette œuvre monumentale pour progresser, y compris pourquoi pas contre lui, mais vraiment contre lui et non contre une pâle caricature qui ne nous permettra pas d’aller bien loin.
Xavier Magnon
Je vous avoue que j’avais un peu de mal à envisager l’exercice consistant à parler d’un ouvrage que, certes, nous avons dirigé et dont nous avons collectivement écrit l’introduction ainsi que certains des chapitres, mais que nous n’avons pas rédigé entièrement. Pour essayer d’en parler, il me paraissait peut-être intéressant de rappeler le projet. Vous l’avez évoqué dans ses grandes lignes, mais je voudrais quand même revenir sur certains points et, peut-être, aussi, évaluer la réussite de l’ouvrage par rapport à l’objectif de ce projet. Non pas qu’il s’agisse de juger de la qualité des différentes contributions, mais, plutôt, d’apprécier comment le projet d’origine a été concrétisé et ce que l’on peut dire de cette concrétisation.
Nous sommes partis d’un présupposé un peu naïf, consistant à penser que si l’œuvre manque de réception, c’est parce qu’elle est mal connue et, donc, selon cette perspective, assurer une meilleure connaissance de l’œuvre de Kelsen permet de lui rendre justice et d’en garantir une meilleure diffusion. Nous souhaitions ainsi restituer le sens, mais, aussi, révéler le sens, alors que, Thomas en a parlé, la multitude des écrits de Kelsen peut parfois laisser apparaître des contradictions ou des incohérences. À ce premier objectif visant à révéler le sens global et à mettre en cohérence, s’est ajoutée une partie prospective, visant à montrer en quoi ces analyses étaient pertinentes aujourd’hui pour analyser un certain nombre de questions contemporaines et de questions de droit positif. Cette démarche est peut- être plus constructive, mais elle révèle notre conviction selon laquelle l’œuvre de Kelsen est pertinente pour décrire et pour mieux appréhender un certain nombre de phénomènes juridiques contemporains. Sur la réussite de l’entreprise, j’avoue que je n’ai plus aucune naïveté là-dessus, il me semble qu’il existe tout un ensemble de biais cognitifs dans la connaissance de l’œuvre qui ne sont pas surmontables et qui font obstacle à une appréhension objective de l’œuvre. Il y a une dimension passionnelle autour de Kelsen qui semble difficilement dépassable. De plus, il n’est d’ailleurs pas certain que la plupart des auteurs aient le désir d’aller au-delà du Kelsen de manuels. Dans un tel contexte, je pense que notre entreprise est vouée à l’échec quant à cette possibilité de restituer le sens et la pertinence actuelle de l’œuvre.
Concernant les auteurs qui ont contribué de l’ouvrage, un choix a été fait, et nous n’étions pas tous d’accord là-dessus, de dépasser le cercle premier des « normativistes ». Nous avons ainsi sollicité des personnes qui ne défendaient pas, de la même manière en tout cas, ou qui n’avaient pas la même appréciation à la fois du capital et de la pertinence de ce capital.
Que dire du résultat ? Quelques développements d’abord sur le positionnement des auteurs par rapport à cette entreprise de clarification et de mise en évidence de sa pertinence actuelle en tant que cadre d’analyse du droit. Le positionnement des auteurs dans la concrétisation du projet peut être organisé autour d’une échelle d’appropriation.
Beaucoup d’auteurs demeurent extérieurs à Kelsen, c’est-à-dire qu’ils reprennent un certain nombre de ses concepts, pour, notamment, en mesurer la réception dans la pensée juridique. Le plus souvent, ceux qui sont extérieurs à Kelsen et qui le voient du point de vue de l’historien des idées ou de l’historien de la théorie du droit, sont plutôt dans une logique de restitution du discours.
L’on peut identifier ensuite ceux que l’on peut qualifier d’acteurs de la pensée. Je crois que les directeurs de cet ouvrage le sont, et qu’ils ont poursuivi une logique de clarification, de prolongation, de réappropriation, de reconstruction, de mise en cohérence et/ou de correction.
La dernière catégorie, et ils sont deux dans l’ouvrage, ce sont les héritiers. Il en est deux qui revendiquent le même héritage, mais qui n’en tirent pas les mêmes conséquences, d’un côté, Otto Pfersmann et, de l’autre, Michel Troper. Nous sommes face à deux héritages différents de Kelsen, même s’il faudrait discuter de la question de l’héritage et de la filiation dans les deux cas, l’un normativiste, l’autre réaliste.
Sur les objets du discours qu’ont saisis ces auteurs, parfois Kelsen est saisi en tant que personne et auteur, parfois il s’agit de la réception de son discours et de la situation de son discours au sein de la pensée juridique et, enfin, le dernier objet, est constitué par l’apport du discours et sa pertinence actuelle pour décrire le réel, tel que nous l’observons en tant que juristes.
Si l’on classe, enfin, les différents discours développés sur Kelsen, il faut identifier ce qu’il y a lieu de qualifier de réappropriation culturelle ou, de manière plus brutale, de « braquage réaliste », à savoir la réappropriation de l’héritage kelsénien par la théorie réaliste de l’interprétation. Il est d’ailleurs tout à fait étonnant que cette réappropriation se fasse, en tout cas dans l’ouvrage, non pas sur la théorie de l’interprétation, et donc là où l’on attendait la réappropriation ou, plus exactement, le détournement, mais sur la norme fondamentale. La contribution « Avons-nous été kelséniens ? » participe de cette même réappropriation en marginalisant la portée de l’héritage kelsénien telle qu’elle apparaît dans l’œuvre d’Otto Pfersmann, pour mettre en valeur celui de Michel Troper. Le premier aurait ainsi contribué à un usage politique de Kelsen ; le second aurait usé d’un droit d’inventaire sur l’œuvre pour mieux proposer un dépassement de celle-ci. Il n’est pas certain qu’une telle lecture apparaisse totalement neutre.
Beaucoup d’articles, ensuite, prônent un renouveau critique et, à partir de la clarification du propos et dans sa mise en perspective, ils développent, véritablement, un renouveau de la pensée. Il y a aussi, ce que je pourrais appeler un conventionnalisme orthodoxe, avec tous ceux qui estiment que la pensée est figée et qui ne font que reproduire cette pensée sans forcément se la réapproprier, sans forcément la mettre en cohérence, et qui l’analysent sous l’angle de l’histoire des idées. Il s’agit simplement de reproduire ce que dit Kelsen, reproduire le langage-objet, sans mettre en évidence sa portée cognitive actuelle.
Il y a encore, et l’on pourrait en discuter, une filiation substitution, que l’on peut retrouver dans un héritage assumé et explicite de Kelsen, tout à fait appréciable. Il faut souligner que l’on retrouve au fil des contributions, de manière transversale, la plupart des concepts structurants de la pensée juridique théorique tels qu’ils ont été mis en évidence par Kelsen. Ce dernier a posé les concepts théoriques de base de connaissance du droit et, quelles que soient les lectures que l’on peut avoir de ces différents concepts, ces derniers sont nécessaires à la connaissance du droit. Autrement dit, les réponses que Kelsen apporte aux questions peuvent être discutées, mais les questions qu’il pose doivent être identifiées par tous les juristes. Et c’est précisément aussi ce qui fait l’intérêt de cet ouvrage, que de rappeler ces concepts fondamentaux, ces concepts premiers d’analyse du droit, qui doivent être saisis par tout juriste qui entend développer un discours scientifique sur le droit. Évidemment, sur ces questions fondamentales, il y a des questions plutôt d’ordre épistémologique, relatives à l’organisation du savoir, et des questions qui sont plutôt d’ordre ontologique, sur ce qu’est le droit.
Sous l’angle épistémologique, la question de l’autonomie de la science juridique a été posée et celle du syncrétisme méthodologique. L’autonomie de la science juridique est une question cruciale comme la distinction du droit et de la politique ou celle du droit et de la morale. Il existe également une question connexe, mais qui est importante, celle du Kelsen politique et du Kelsen savant. Cela fait partie des éléments qui sont souvent retenus à charge contre Kelsen, la défense d’une théorie pure du droit, neutre, purement descriptive, et, par ailleurs, la défense de la garantie juridictionnelle de la Constitution. La lecture d’Alexandre Viala, qui affronte directement cette question, est singulière.
Dernier élément qui me paraît tout à fait décisif, évoqué par Régis avec la loi de Hume, c’est la question des logiques de causalité et d’imputation qui, là aussi, est une question décisive du point de vue de l’organisation du savoir juridique. Du côté de l’ontologie et des distinctions fondamentales, il y a évidemment la hiérarchie des normes, Thomas a rappelé que le terme n’était pas utilisé par Kelsen, mais il résulte d’une traduction d’Eisenmann. La distinction, déjà̀ évoquée, entre validité et conformité, se retrouve à de nombreuses reprises dans l’ouvrage. Sur la question de la norme fondamentale supposée, la grundnorm, la contribution de Matthias Jestaedt permet de restituer le sens de manière très pertinente. La distinction entre validité et efficacité occupe également une place significative dans les discussions. Sur tous ces concepts, on retrouve des caricatures de Kelsen extrêmement fortes et qui sont très éloignées de ses pensées. Thomas a pu enfin clarifier la question de la prise en compte des défauts et celle de l’habilitation alternative.
Marthe Fatin-Rouge Stefanini
Comment votre ouvrage a-t-il été reçu ? Y-a-t-il des réactions ?
Régis Ponsard
L’ouvrage n’a pas bénéficié des conditions de réception idéales parce la crise sanitaire a un peu paralysé la réception, mais en réalité, c’est l’une des meilleures ventes de l’éditeur et c’est un succès ; ils n’avaient pas vu cela depuis longtemps, il s’est énormément vendu pour des productions de ce type. En sciences humaines, si j’en crois l’éditeur, de tous les livres qu’ils ont fait paraître ces dernières années, c’est une des meilleures ventes et les ventes ne cessent de s’accélérer. Donc déjà, d’un point de vue éditorial il s’est très bien vendu, mais toute une série de journées d’étude comme celle-ci étaient prévues et ont été annulées par la crise sanitaire. D’autres vont naître maintenant.
Question de la salle
Pensez-vous que la traduction qui a été faite de l’œuvre de Kelsen a pu contribuer à la mauvaise compréhension qu’il décrit ? Il avait un niveau de français suffisant pour apprécier la qualité de la traduction de Charles Eisenmann, de la Théorie pure du droit, mais est-ce que par exemple postérieurement à son décès, les traductions qui ont pu être faites ont contribué à ce que sa pensée soit déformée ?
Xavier Magnon
Non, je ne pense pas. Il y a l’image de la pyramide, mais qui n’est pas si mauvaise en fait. L’on ne pouvait pas forcément s’attendre à ce qu’elle ait ce destin et qu’elle favorise certaines simplifications. Aussi, je ne pense pas que ce soit un problème de traduction, mais plutôt de volonté de saisir le concept de hiérarchie des normes tel qu’il est posé par Kelsen. Autrement dit, je ne pense pas que la pensée de Kelsen ait été perdue dans la traduction.
Régis Ponsard
Il y a aussi cette idée qu’il a été traduit en français (et cela fort partiellement) très tardivement. La Théorie générale de l’État, c’est 1997 la Théorie générale des normes, c’est 1996, et ce n’est encore une fois qu’une infime partie de l’œuvre qui a été traduite en langue française. Il a fallu attendre 1953, comme vous le savez, et 1962 pour voir apparaître en langue française la Théorie pure du droit. En réalité, paradoxalement, c’est un auteur très jeune pour les lecteurs qui ne lisent pas l’allemand, ou qui ne connaissent que quelques éléments de l’œuvre. Toute une partie de l’œuvre, le Kelsen par exemple qui a commenté la Charte des Nations unies, est complètement oubliée ; ainsi, pendant très longtemps, quand on parlait de Kelsen à des internationalistes, ils omettaient que sur la scène américaine, son commentaire de la Charte des Nations unies ait fait autorité au cours d’une très longue période. Tout le monde a surtout oublié le sous-titre, « analyse critique »… Il n’est d’ailleurs pas innocent, ni sans conséquences que Kelsen ait fini sa vie académique dans un département de sciences politiques, et pas du tout dans un département de droit, d’ailleurs dans des conditions difficiles compte tenu notamment des cultures américaines de réception, qui lui étaient parmi les plus hostiles.
Question de la salle
Cette mauvaise compréhension était-elle propre aux Français ? Vous y avez un peu répondu, mais est- ce que c’est la scène académique française qui a mal compris Kelsen, et comment est-ce qu’il a été recru dans d’autres pays ?
Thomas Hochmann
Je pense que ce qui est propre à la France, c’est qu’il y a à la fois cette énorme notoriété, et une connaissance assez partielle de l’œuvre.
En Allemagne par exemple – je ne parle pas effectivement des théoriciens du droit, mais du public général des juristes – il est beaucoup moins mentionné. La Cour constitutionnelle allemande qui cite volontiers la doctrine, n’a dû mentionner son nom qu’une ou deux fois. En revanche, dans des écrits de théoriciens du droit, il y a un accès beaucoup plus large à l’œuvre en langue allemande, ce sont des écrits beaucoup plus fins. À une époque, il était plutôt écarté puis, il y a eu une sorte de redécouverte et aujourd’hui, il y a d’excellents connaisseurs, comme Mathias Jestaedt, qui écrit dans le livre, et qui publie les œuvres complètes de Kelsen. On pourrait presque identifier la troisième école de Vienne, disons après celle fondée par Kelsen avant la guerre, ensuite la poursuite à Vienne autour de Robert Walter, et là, la troisième école de Vienne, on pourrait même presque dire qu’elle est à Fribourg aujourd’hui autour de Mathias Jestaedt avec des doctorants, des docteurs qui maitrisent parfaitement l’œuvre.
Je ne suis pas compétent pour faire un tour d’horizon mondial de la réception, mais on sait qu’en Italie, en Espagne, en Amérique latine, depuis longtemps l’œuvre de Kelsen a suscité un intérêt très fort avec des traductions beaucoup plus nombreuses, et donc sans doute une connaissance aussi plus fine. Bien sûr, il y a le cas des États-Unis, avec une mauvaise réception ou pas de réception du tout. Un article d’un américain dans le livre, Michaël Green, l’un des rares à s’intéresser un peu à Kelsen, fait le point sur cette question.
Question de la salle
Pourquoi les idées de Hans Kelsen n’ont pas tellement marqué les esprits des juristes de nos jours ?
Xavier Magnon
Les concepts clés de connaissance du droit posés par Kelsen ont précisément marqué l’esprit des juristes, mais dans des sens qui ne sont pas ceux qu’il a retenus, que ce soit pour la hiérarchie des normes, les questions de validité ou d’efficacité. Certaines questions sont effectivement plus théoriques et plus subtiles, telles que celle du calcul des défauts, il n’en reste pas moins qu’il existe tout un ensemble de concepts qui sont identifiés, mal identifiés, mais qui sont explicités par Kelsen : hiérarchie des normes, norme fondamentale, validité, efficacité, sanction… Tous ces concepts sont mobilisés dans la pensée juridique, même si ce n’est pas toujours de manière précise, et sans que le sens qu’en retient Kelsen ne soit toujours maîtrisé. Il est donc difficile de soutenir que les concepts kelséniens ne sont pas diffusés ; ils sont, surtout, mal connus.
Régis Ponsard
Il y a aussi l’idée que, au fond, réfléchir sur le geste, qui est aussi la geste kelsénienne, c’est réfléchir sur la place de la vérité dans le raisonnement et l’argumentation juridiques. (Justement, c’est l’une des raisons pour laquelle je souhaite organiser l’année prochaine à l’École des Hautes Études, un colloque sur la place de la vérité dans le droit, en un sens très précis). Or, quand Kelsen produit sa théorie, c’est parce qu’il veut donner aux juristes les moyens cognitifs, les moyens en termes d’entendement juridique, pour révéler le plus de vérité, et donc en réalité le plus de réalité juridique possible. Or, si vous regardez par exemple tous les ouvrages de raisonnements et d’argumentations juridiques qui sont présentés en langue française, vous ne trouverez même pas, dans ces ouvrages une entrée à « vérité ». Toutes les théories et doctrines de la vérité, qui, au XXe siècle, ont été rediscutées, n’apparaissent pas. On trouve à la limite, un certain nombre de choses dans des encyclopédies juridiques de langue anglaise ; bien sûr, on peut penser évidemment au livre de Dennis Patterson, Law and Truth.
Of course. Sauf qu’en réalité, dans le champ français se pose la question de savoir : que fait le juriste quand il fait ce qu’il fait ? Est-ce qu’il joue le jeu de la vérité ? Est-ce qu’au fond, chaque fois que vous écrivez tous des articles ou des dissertations, des mémoires, est-ce que vraiment vous jouez le jeu de la vérité, est-ce que votre but, est-ce que notre but, et je dis « vous » parce qu’ici la science comme posture nous convoque, est-ce que le but que vous poursuivez c’est de faire advenir le maximum de réalité compte tenu de tout ce que les sciences humaines et sociales, les disciplines auxiliaires du droit nous offrent comme moyen de révéler la vérité ? Est-ce que c’est ce jeu-là que nous jouons, ou est-ce que les jeux que nous jouons académiquement quand on est Duverger-iste dans les années 1950, quand on est un disciple de Louis Favoreu dans les années 1975, quand on est théoricien réaliste de l’interprétation dans les années 1975 jusqu’à ces dernières années, quand on travaille aujourd’hui au sein des sensibilités qui tournent autour de Jus Politicum, etc. ? Est- ce que dans tous les commentaires à l’Actualité Juridique de Droit Administratif, le seul but est de révéler le plus de réalité juridique possible ? Ou bien est-ce qu’il se pourrait que, au fond, on se situe tous dans des cadres juridiques qui jouent certains jeux, qui révèlent partiellement des éléments, mais qui n’ont peut-être pas en vue de réarticuler tout ce qu’il est possible de réarticuler pour faire voir le plus de choses possibles ? Donc, comme la théorie de Kelsen a, et poursuit ce but, on peut se demander si les résistances à l’œuvre ne sont pas des résistances à la vérité parce qu’il y a des dimensions de la réalité juridique qui, si elles étaient montrées, éclaireraient différemment la production du droit et pas seulement la production du droit par le juge, mais par tous ceux qui énoncent évidemment ce droit. Donc résistance à l’œuvre égale aussi résistance à l’idéal de la norme du vrai comme le dirait Pascal Engel, et pas uniquement à cette norme.
Xavier Magnon
Le cadre conceptuel d’analyse kelsénien est en quelque sorte éprouvant parce qu’il oblige, compte tenu du contexte doctrinal, notamment français, à remettre en cause beaucoup de pratiques, de réflexes. Tel est le cas notamment du recours au discours du juge dans l’analyse du droit positif qui pose des questions théoriques redoutables. Ce recours participe d’une dimension empirique d’analyse dont le discours juridique a du mal à se départir et qui consiste, en substance, à considérer que les propositions d’analyse du droit positif ne sont valides que si elles sont reprises par le juge, autrement dit vérifiables par le discours du juge. Cette lecture fait obstacle au calcul des défauts, et donc à la vérification de la régularité du discours du juge par rapport aux énoncés normatifs qu’il se doit de concrétiser. Sous cet angle, l’œuvre de Kelsen s’oppose à ces réflexes-là, de cette culture-là, qui consiste encore une fois à n’analyser le droit qu’à partir de ce qu’en dit le juge. Face à un enseignement du droit à partir de la parole du juge, il est pour le moins difficile de développer un discours qui remet en cause cette situation, c’est antinaturel.
Régis Ponsard
Sans compter que les adversaires de Kelsen sont aussi dans l’académisme. C’est-à-dire qu’en réalité, c’est même l’académisme qui se définit alors comme le refus d’une parole forte et donc il est possible que la parole forte, que révèle au fond une science du droit capable d’être véritablement critique, gêne fondamentalement les juristes. Qu’est-ce que c’est que de former par exemple un magistrat ou un avocat à l’analyse des idéologies juridiques ? Qu’est-ce qu’est une idéologie juridique nous dit Kelsen ? Vous l’avez tous compris, c’est une représentation fausse de la réalité juridique, mais qui va servir des intérêts. (Il est aujourd’hui possible de bien mieux penser encore le concept « d’idéologie juridique »). C’est leur donner des moyens de lucidité par rapport non seulement au droit tel qu’il est produit, mais également par rapport à la formation juridique.
En deuxième année de droit, par exemple, on a tous appris le droit administratif en utilisant les motifs des décisions du juge administratif comme s’il s’agissait de normes générales. On a autrement dit appris le droit en violant le droit puisque, nous le savons tous grâce à une analyse juridique critique, la loi des 16 et 24 août 1790, l’article 5 du Code civil et l’article 16 de la déclaration de 1789 interdisent précisément de traiter des motifs comme des normes générales. Or, comment peut-on voir cela ? Grâce à une analyse subversive, c’est-à-dire qui vient interroger aussi la réalité sociologique qui a produit ce type de vision. Quelle est cette réalité ? Par exemple, la contamination de tous les cadres d’analyse du droit administratif depuis le XIXe siècle par la culture administrativiste, dans un effet miroir qui a conduit les juristes dits « administrativistes » à trouver leur épistémologie dans leur objet, ce qui est évidemment une contradiction dans les termes. Désensorceler le regard des juristes, c’est quelque chose qui met en question leur regard et qui peut-être les remet en question. Or, c’est une lapalissade : les hommes vivent rarement comme quelque chose d’agréable, le fait d’être remis en question au point de se voir eux-mêmes pris dans une croyance par rapport à laquelle ils n’avaient pas conquis beaucoup de réflexivité et de savoirs véritables, ou suffisants. Je crois qu’ici l’énonciation kelsénienne a tout pour être perçue comme une dénonciation ; elle conduit à des résistances au sens psychanalytique du terme, à des dénégations ; ce qui explique aussi beaucoup de biais, de malhonnêteté également dans la réception que nous évoquons ici.
Question dans la salle
J’ai entendu dans le propos de Régis Ponsard que peut-être Kelsen aurait aussi une part de responsabilité dans justement un problème de réception de ses idées. J’entends aussi chez Thomas Hochmann le fait que certains développements, peut-être, ne seraient pas suffisamment précis, détaillés, et donc je voulais rebondir là-dessus notamment en évoquant certains problèmes que Kelsen avait pu rencontrer avec d’autres membres du cercle de Vienne, je pense à un cas de plagiat ainsi qu’à la relation un petit peu compliquée avec Merkl justement. Kelsen n’ayant pas voulu participer à ses mélanges, il a juste écrit une lettre pour le remercier du fait que grâce à Merkl, il avait trouvé les pièces manquantes de la théorie de construction du droit par degrés. Je pense aussi à ces articles de Martin Borowski qui évoquaient le problème de plagiat de Kelsen. Est-ce que ces éléments-là aussi ne viennent pas un peu entacher l’œuvre ou même la réputation de l’homme et posent problème sur la réception de ses travaux ?
Thomas Hochmann
Le problème que je voulais pointer en disant que ses écrits ne facilitaient pas toujours la bonne compréhension, ce n’est pas qu’ils ne sont pas assez précis ou que sais-je, c’est juste que c’est un style d’écriture, encore une fois qui ne se lit pas de la même manière qu’on lit Hart ou un auteur anglo-américain. Ce n’était vraiment pas pour faire un reproche, mais pour chercher des explications au fait que ses idées soient parfois retranscrites de manière étrange. Quant à ce qui touche à l’homme, je partage plutôt l’avis de Régis, sur l’idée de pas trop personnaliser les choses. Surtout, je pense que ces choses-là, comme la polémique avec Fritz Sander, je pense que c’est plutôt lui qui en sort grandi que Sander. Ce n’est pas la question, je pense. Déjà̀ ce sont des histoires qui ne sont pas, la plupart du temps, véritablement connues, et donc je ne pense pas que cela joue un rôle. En revanche, c’est peut-être la personnalité qu’on peut ressentir en le lisant. Chez certains lecteurs, cela agace effectivement dans la manière dont Kelsen affirme les choses, et dont il combat d’autres auteurs. Je trouve cela plutôt vivifiant mais cela provoque parfois un agacement. Concernant les aspects biographiques, il y a enfin une grande biographie de Kelsen qui est parue, toutefois, je ne sais pas dire si sa personnalité joue un rôle dans sa réception, surtout aujourd’hui, peut-être à l’époque des gens qui le connaissaient, et le détestaient personnellement, mais maintenant je n’en suis pas convaincu.
Régis Ponsard
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le rapport entre Kelsen et Merkl, mais ne pourrait-on pas dire la même chose de tout travail permettant de comprendre des voix qui vont de concert quand plusieurs générations travaillent les unes avec les autres. Au fond, c’est étonnant, si – comme Otto Pfersmann nous l’avait montré – c’est bien un homonyme d’« Adolf Merkl » qui est cité dans la Théorie pure du droit, non le génial penseur du couple conceptuel « validité juridique » et « conformité juridique », on peut a fortiori s’interroger sur le rapport de Kelsen à la créativité de ceux qui ont été ses élèves. Donc il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce qui se joue dans ladite « psychologie », dans la relation entre les différentes générations avec ces logiques qui font que l’un ne travaille que parce que l’autre a déjà été là, mais que si on veut justement aller de concert, il faut que, y compris les générations plus jeunes, puissent être créatives et monter sur les épaules du père et du grand-père pour essayer de voir plus loin. On pourrait citer ici nombre d’exemples, et pas seulement dans le champ scientifique, songeons ainsi à ce qui furent les relations entre Rembrandt et Antoine Van Dyck. Et cela convoque énormément de choses qui ont trait à la lucidité, à la probité, à la générosité, et donc au fond à la gratitude qui a idéalement vocation à être réciproque, en passant notamment par une politique de citation des travaux, rigoureuse.
Ce sont en tout cas en effet une question et des choses très importantes, et cela peut être générateur au mieux de quiproquos au pire de souffrances aiguës, vous avez raison, comme l’enseigne d’ailleurs aussi l’histoire des sciences. Je crois que l’on peut se poser la question de savoir en quel sens Kelsen a été généreux, ou pas. On peut se la poser pour tout le monde, parce qu’il est question alors de vérité et ce n’est pas extra-scientifique. Je crois qu’ici que ce qui est en cause, est la personnalité scientifique de Kelsen. Je me suis posé aussi beaucoup de questions parce que ce qui paraît dans son style, c’est un homme qui est entièrement en retenue, il ne se livre pas (y compris quand il écrit, vous le savez, une autobiographie). Il en a même écrit plusieurs, souvent elles se donnent comme assez sèches, il ne dit rien, il s’exprime pourtant, il met des faits (pour ne pas se livrer ?), ou peut-être parce qu’il n’était éventuellement en mesure de le faire, pour des raisons ou des causes qui peuvent être diverses. C’est aussi il est vrai lui aussi un homme de son temps. Par exemple, qui parmi nous sait que Kelsen s’est fait baptiser ? Ce n’est pratiquement jamais dit nulle part. Pourquoi s’est-il fait baptiser ? Est-ce, diront les mauvaises langues, pour pouvoir devenir professeur des universités en 1919 ? Il semble qu’il se soit d’ailleurs marié selon le rite protestant, ce que personne en général ne sait non plus, et pour quelles raisons ? Et comment tient-il cela avec l’idée qu’il ne cesse d’affirmer, selon laquelle « il n’y a absolument pas de valeur absolue » ? Cela semble complètement contradictoire, mais bien des explications peuvent être apportées sur les données ici évoquées, au-delà̀ des changements de point de vue possibles de l’auteur. Toutefois, il me semble que le devoir d’un philosophe – d’un penseur comme l’écrivit Kant – est d’être conséquent. Alors, comment expliquer cela sans savoir toute une série de choses qui ne sont pas dans les livres, les témoins ne sont plus là. Il faudrait qu’il soit là pour répondre et il aurait fallu pouvoir lui poser des questions qui ne restent pas à la surface des choses, mais qui vont derrière le miroir ; et malheureusement, il n’est plus là, et encore une fois, beaucoup de témoins non plus. Pour finir, je dirais que ce sont évidemment des questions très importantes, mais comme le dit Thomas, je crois que ce n’était pas connu et ce n’est pas cela qui forme les obstacles épistémologiques que nous avons le devoir de penser et de travailler à dissoudre.
Ce qui fait aussi obstacle, me semble-t-il, c’est un style qui, pour ma part, me fait dire que la Théorie pure du droit n’est pas un ouvrage que je trouve bien écrit. C’est un ouvrage qui me semble même propre à rebuter sur bien des points. Kelsen se livre très peu, y compris épistémologiquement, c’est-à-dire qu’il fait très peu de métadiscours sur son propre discours. Or pour quelqu’un qui est un fondateur, cela peut paraître d’une certaine manière étonnant. C’est en tout cas un paradoxe à penser. On pourrait s’attendre à que ce que soit le rôle d’un fondateur d’expliciter au moins sur un certain mode ce qu’il fait, et faut faire selon lui, et pour quoi ? Or, il donne du contenu, il a un certain sens du concret. Le problème c’est qu’on aimerait qu’il ait davantage un métadiscours sur son discours ; et il le fait, par exemple dans les préfaces ! On aimerait surtout qu’il ait écrit un livre qui soit davantage un véritable livre d’épistémologie. Or l’épistémologie dans son œuvre se livre souvent en creux, si je puis dire ; et elle se livre par bribes. Regardez son écriture dans La théorie pure du droit, ce sont des îlots qui sont ajoutés les uns aux autres, comme dans une forme d’archipel. Cela en dit peut-être long, on aimerait avoir un discours analytique qui soit peut-être encore plus construit. Mais c’est le besoin que j’évoque est peut-être là aussi l’effet d’un biais anachronique.
Il le fait dans certains articles, il en est alors capable, mais ce ne sont pas forcément les articles qui ont été traduits ; il y a évidemment le compte rendu publié dans la Revue de métaphysique et de morale de son intervention, intervention qui l’avait conduit à présenter la Théorie pure du droit à la faculté de droit de Paris, alors que de très nombreuses universitaires et pas seulement des juristes étaient là. Ce qu’on a tous oublié, ou jamais su, comme si au fond le travail de Kelsen n’était arrivé jusqu’en France que dans les années 1960. En fait, la Théorie pure du droit, a été déjà̀ fortement explicitée pour Duguit, et pour beaucoup de professeurs de droit de l’époque, qui étaient par exemple parmi les centaines de personnes dans le public qui étaient là ce jour-là̀, au tout début des années 1930 dans l’amphithéâtre X de la Faculté de droit de Paris, à 17h00, au début du mois d’octobre si mes souvenirs sont bons. Otto Pfersmann a raison : paradoxalement Kelsen n’est peut-être pas le plus fort qu’il aurait peut-être dû (ou pu l’) être en épistémologie – c’est bien un paradoxe. Il n’est pas peut-être pas le plus fort en épistémologie et c’est pourtant un fondateur.
Questions de la salle
En tant qu’étudiants, Kelsen nous a fourni des outils pour comprendre de nombreux concepts en droit. Pensez-vous qu’aujourd’hui ces outils devraient être modifiés, ou est-ce qu’on devrait continuer à les utiliser parce qu’en termes pédagogiques ils sont assez efficaces ?
Concernant l’un des éléments les plus critiqués de la pensée de Kelsen, la norme fondamentale, est-ce la résultante d’une mauvaise traduction de son œuvre ou tout simplement une fragilité ? N’y a-t-il pas un jusnaturalisme caché dans le positivisme normativiste de Kelsen ?
Monsieur Rouvière nous a expliqué qu’on ne pouvait pas comprendre la théorie de Kelsen sans la Critique de la raison pure de Kant, les fondements de la pensée kelsénienne. Est-ce qu’il y a un lien entre la méconnaissance de la pensée de Kelsen et entre la méconnaissance des fondements mêmes de sa pensée ?
Xavier Magnon
Certaines réponses sont à trouver directement dans l’ouvrage, notamment dans l’article de Matthias Jestaedt sur les grands débats philosophiques autour de la norme fondamentale.
Thomas Hochmann
Concernant le positivisme et le jusnaturalisme, vous trouverez des réponses dans l’excellent article de Michel Troper, qui est également dans l’ouvrage.
Régis Ponsard
Juste un complément très rapide tout d’abord sur les concepts juridiques dont j’ai appelé à étudier et distinguer les différentes fonctions logiques, en proposant dans diverses études une topologie et typologie de ces derniers en droit.
Il va de soi à ce propos que les concepts que j’ai proposé d’appeler ces dernières années des « concepts d’analyse », ne doivent pas être considérés comme relevant d’une sorte de Musée Grévin des idées. Ils doivent au contraire être plongés dans l’expérience, il faut les tester sur la capacité à être fertiles, hic et nunc. L’épistémologie se juge sur la capacité à nettoyer nos lunettes et à faire que nos lunettes soient plus puissantes. Donc en dernière instance : on juge sur pièce. C’est pourquoi si je fonde avec mes amis, mais aussi avec des camarades et collègues en France et dans bien d’autres pays une société qui s’appelle « Société européenne d’épistémologie juridique et appliquée », c’est que ce qui compte tout particulièrement c’est ce qu’évoque le terme : « appliquée ». Cette conception nouvelle et la place faite ainsi à l’épistémologie juridique est évidemment une remise en question fondamentale, de toute une série de divisions venues du monde social qui continuent encore jusqu’à aujourd’hui à constituer des obstacles épistémologiques à l’événement d’une véritable science du droit, y compris au sein des travaux universitaires. D’ailleurs beaucoup d’universitaires, juristes de formation, voire qui se présentent même comme « théoricien du droit » ou revendiquent au moins de réaliser des travaux de recherche en « théorie du droit » refusent l’idée même de « science du droit », comme celle « d’épistémologie juridique ». Les conceptions de l’épistémologie ici simplement évoquées, au principe de ce que j’estime être – à tort ou à raison – porteur d’un véritable renouveau indissociablement scientifique et épistémologique au sein de la discipline juridique, me paraissent être au sens premier du terme radicales. Elles sont très différentes par rapport à la conception qui a largement dominé notamment en France ladite « théorie du droit » jusqu’à ces années récentes. D’ailleurs si nous avions plus de temps, j’aurais exposé pourquoi je perçois comme très trompeurs, les termes mêmes de « théorie du droit » ou de « méta-théorie de la doctrine », sans compter la plupart des concepts les plus souvent convoqués par l’usage de ces termes. La publication prochaine de travaux que je viens de réaliser va permettre d’exposer à la critique les démonstrations qui soutiennent ces assertions.
Deuxièmement, il est nécessaire d’être productif, et de proposer, de corriger, d’amodier les lentilles. Les concepts d’analyse sont des lentilles, voire mieux, des oreilles pour davantage entendre le réel, comme me l’a magnifiquement enseigné Jocelyn Benoist, avec tant d’autres choses. L’un des apports de la réflexivité, du souci épistémologique est de nous aider à aiguiser, à affiner nos lentilles. Concernant la norme fondamentale, toutes les réponses sont possibles. C’est en fait l’équivalent de l’échelle chez Ludwig Wittgenstein ; donc, quand on fait référence à cette échelle, Kelsen nous dit que c’est un présupposé qui est une nécessité au sens où l’on parle en philosophie analytique, par exemple avec Elizabeth Anscombe, de « nécessité aristotélicienne ». On ne peut pas raisonner comme Kelsen le fait quand on veut décrire scientifiquement le droit sans passer par ce présupposé. La plupart du temps ce présupposé est mal compris.
Pour finir, existe-t-il des valeurs qui sont au point de départ de ce positivisme d’un genre spécifique ? Bien sûr. C’est une idée reçue aussi dans les champs scientifiques que de croire que la science ne se développe pas aussi sur des valeurs. Si vous n’aimez pas la vérité, si vous n’aimez pas la capacité libératoire et émancipatrice du vrai, vous ne faites pas de la science, ou pour être plus exacte, vous n’en faites pas en tout cas d’une certaine manière : vous ne faites pas ce qu’a accompli Marx en tant que sociologue ; vous ne faites pas ce qu’a accompli Freud en tant qu’il théorise la psychanalyse ; vous ne faites pas ce qu’a accompli Pierre Bourdieu en tant qu’il a contribué à rénover lui aussi la sociologie. Si vous ne voulez pas dans un premier temps comme Marx émanciper, éviter la souffrance que décrivait Engels, par exemple celle des ouvriers dans les usines, si vous ne voulez pas arracher les personnes qui par exemple souffre d’hystérie comme dit Freud, à la souffrance sans nom qui les aliène et les empêche de vivre et de travailler, il se pourrait bien que le moteur de l’accomplissement de votre œuvre vous fasse défaut ; et vous ne pouvez pas non plus faire ce que fait Kelsen, si vous ne ressentez pas profondément une certaine forme de convocation à penser pour travailler à assurer les conditions d’une liberté politico-juridique pour les modernes, il faudrait que nous ayons plus de temps pour que je puisse déployer en quel sens j’utilise ce prédicat. C’est-à-dire que la science du droit est aussi une des conditions de la sécurité juridique et donc de la liberté (mais il faudrait ici encore une fois plus de temps pour développer mieux ces thèses et les arguments qui les sous-tendent). Par conséquent, il y a des valeurs dans le foyer qui alimente le moteur kelsénien ! Toutefois, cela n’emporte pas ipso facto la contamination par ses valeurs de la description qu’il donne de la réalité juridique. Ce serait évidemment un sophisme généalogique que de réduire l’une à l’autre. Évidemment Kelsen doit faire attention et, dans certains cas, me semble-t-il, il viole certaines règles épistémologiques. Cela fait partie des choses que j’aimerais avec les amis qui marchent dans la même direction continuer à mettre à jour et expliquer ; cela fait partie des erreurs que Kelsen commet parfois s’agissant par exemple de la loi de Hume ; il a un petit peu tendance à tomber dans ce que je désigne avec toute une tradition (qui a été remise sur le devant de la scène française par mon ami Alexandre Viala) sous le nom « d’épistocratie », et à parler ou faire comme si (au moins en arrière fond de son discours), les sciences nous permettaient d’affirmer qu’il n’y aurait pas de valeur absolue. Or rien n’interdit de penser, y compris conformément à la loi de Hume telle qu’elle est aujourd’hui théorisée en épistémologie juridique, qu’il n’y aurait pas de valeur absolue, même si on ne pourrait pas y accéder scientifiquement, apporter une quelconque forme de « preuve » en la matière. Pour finir, terminons par un paradoxe : on peut très bien être jusnaturaliste et positiviste critique quant à son épistémologie ! Et cela contrairement à ce que 99 % des théoriciens du droit ont dit en France pendant des années, ce qui a contribué à faire que beaucoup considéraient qu’ils ne pouvaient pas utiliser les lunettes proposées par Kelsen, puis par les normativistes positivistes analytiques les plus divers parce qu’ils sont chrétiens, parce qu’ils sont juifs, parce qu’ils sont musulmans, parce qu’ils sont croyants, parce qu’ils sont déistes, parce qu’ils sont « en faveur de la reconnaissance de tel ou tel jusnaturalisme » etc. Là, Kelsen est responsable, il n’a pas suffisamment nettoyé ses lunettes. Pour terminer, je vous propose d’évoquer une parabole hassidique : « il faut toujours faire attention à la poussière sur les chaussures du maître ».
Pour citer cet article : Thomas Hochmann, Xavier Magnon et Régis Ponsard, « Le feu à allumer dans la forêt, le chêne et les poussières sur les chaussures du Maître ou pourquoi Hans Kelsen (est) un classique méconnu », Confluence des droits_La revue [En ligne], 07 | 2021, mis en ligne le 6 juillet 2021. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/ ?p =1591