Entretien avec Jean-Claude Bonichot – Réflexions sur la justice européenne

Jean-Claude Bonichot, Juge à la Cour de justice de l’Union européenne


En octobre 2023, Jean-Claude Bonichot, juge à la Cour de justice de l’Union européenne, a aimablement accepté de répondre à nos questions à l’occasion de la publication de son ouvrage La Cour de justice de l’Union européenne, aux éditions Dalloz. Il y explique de façon très concrète et très didactique le fonctionnement de la Cour de Luxembourg. L’originalité de cet ouvrage réside dans l’art de l’auteur d’enrichir, par son expérience professionnelle et son parcours personnel, sa connaissance approfondie des rouages de la Cour de justice. Il y pointe avec beaucoup de pragmatisme et de subtilité les enjeux liés à une justice efficace et compréhensible pour le citoyen européen.

Titulaire d’une licence en droit à l’Université de Metz, diplômé de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris puis élève à l’École nationale d’administration (ENA), M. Bonichot intègre en 1982 le Conseil d’État français. Il est nommé juge à la Cour de justice le 7 octobre 2006. Il y siège en qualité de président de chambre entre le 7 octobre 2009 et le 9 octobre 2012, fonction qu’il exerce à nouveau du 9 octobre 2018 au 8 octobre 2021.

Il est l’auteur de nombreuses publications en droit administratif, droit de l’Union et droit européen des droits de l’homme. Il a également été membre du jury du concours d’agrégation de droit public de l’année 2000. Il a été secrétaire général de l’Institut français des sciences administratives et membre du comité exécutif de l’Institut international des sciences administratives. Il est le cofondateur de deux revues juridiques : le Bulletin de jurisprudence de droit de l’urbanisme, dont il préside le comité de rédaction, et le Bulletin juridique des collectivités locales.

Question 1 : Pour faire écho au titre de la revue et au regard de votre parcours et de votre expérience, qu’évoque pour vous la « confluence des droits » ?

Le titre de la revue peut être pris dans des sens différents. L’idée est sans doute d’approcher le droit dans un esprit d’ouverture et de s’y intéresser dans une perspective globale : droit national comme international, français comme étranger. C’est parfait ; c’est ce qu’il faut faire. En revanche, je ne crois pas que « confluence » doive être pris au sens de « convergence », car de convergence il n’y en a pas vraiment. Je vais sans doute vous étonner et peut-être vous décevoir, mais, après tant d’années passées au Conseil d’État, à la Cour de justice et dans d’autres enceintes internationales, les différences entre les systèmes me frappent plus que les points communs. Déjà à l’intérieur de l’Union européenne, les législations, si on entre dans le détail, sont assez différentes. Différents aussi sont les conceptions, les attachements, les valeurs : place de la religion, idée de la famille, organisation de l’éducation, conception de l’économie et de l’entreprise. Qu’on ait dû faire un règlement « conditionnalité » pour refuser de donner de l’argent à des États membres qui ne respectent pas les règles sur lesquelles repose l’État de droit en dit long ! Et cela à l’intérieur de ce qu’il n’y a pas longtemps on appelait encore une « Communauté » et une « Communauté de droit » dans laquelle il y a des « traditions constitutionnelles communes » ! Et regardez ce qui se passe dans le monde. Un très bel article du New York Times qui rend compte des travaux du Forum d’Athènes sur la démocratie[1] a pour titre : Are universal values really universal?. La question vaut d’être posée. Sans entrer dans le détail, une large partie de l’humanité n’adhère pas à ce qui, selon la belle expression de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, est « self-evident », relève de l’évidence : que tous les hommes sont égaux, qu’ils ont des droits inaliénables, que la société doit avoir pour but leur liberté et leur bonheur, que, pour cela il faut des États de droit, des États où, comme le dit notre Déclaration, la séparation des pouvoirs doit être déterminée et la garantie des droits assurée. Autrement dit, contrairement à ce que nous avons longtemps cru, contrairement à ce que nous avons enseigné, l’humanité n’est même pas d’accord sur l’essentiel. Pour moi qui ai vu depuis Luxembourg en 1989 l’immense espoir né de la chute du mur, c’est une déception et surtout une inquiétude. L’approche du phénomène juridique dans une perspective de confluence doit donc permettre aussi de mieux faire face aux réalités et de mener le combat sans fin pour les valeurs qui sont les nôtres.

Question 2 : Votre ouvrage, La Cour de justice de l’Union européenne, explique très bien le fonctionnement de la Cour et du Tribunal de l’UE ainsi que « l’emprise » (pour reprendre votre terme) du droit de l’UE dans notre vie quotidienne. Pourquoi avez-vous souhaité rédiger cet ouvrage ? Était‑ce un projet ancien ou plus récent ? Quels objectifs poursuiviez-vous ? À votre connaissance, d’autres membres de la Cour ont-ils eu aussi récemment cette démarche ?

Il est dans la tradition du Conseil d’État d’écrire sur ce que nous faisons. Pour employer un mot à la mode, nous sommes transparents par nature. Mais le livre a une origine précise. J’avais depuis longtemps l’idée d’écrire un livre sur la Cour. Mais ce qui m’a décidé et orienté mon approche c’est la lecture du livre de William H. Rehnquist sur la Cour suprême des États-Unis[2]. Il a été nommé juge en 1971 et est devenu Chief Justice, c’est-à-dire président de la Cour, en 1986[3]. Il commence par raconter comment il a été appelé par le Justice Jackson à devenir un de ses « clerks », plus ou moins l’équivalent d’un référendaire de la Cour de justice, en 1951 et dans quelles conditions il a rejoint Washington depuis le fin fond de l’Ohio en plein hiver dans sa guimbarde qui n’avait pas de chauffage. Il explique l’histoire de la Cour, ses grands arrêts, son fonctionnement. Il le fait dans la perspective de s’adresser au citoyen intéressé aussi bien qu’au juriste qui n’est pas spécialisé dans les questions constitutionnelles. Plusieurs ouvrages du Justice Breyer sont dans la même veine. Les juristes américains aiment bien expliquer au grand public ce qu’ils font et comment ils sont arrivés là où ils sont. C’est ce que j’ai voulu faire pour la Cour de Luxembourg comme on l’appelle souvent. Le livre du regretté Jean-Paul Costa sur la Cour de Strasbourg dans la même collection a aussi été une source d’inspiration[4]. Comme je le dis au début, le livre n’est en aucun cas un manuel. Il entend s’adresser à un public large, à ceux qui s’intéressent à l’Europe, à ses rouages et plus généralement à ses institutions, mais il peut aussi intéresser les juristes en les faisant entrer en quelque sorte dans la Cour, en leur en ouvrant les portes. Il peut encore servir aux avocats amenés à plaider devant la Cour. Selon mon habitude j’ai essayé de dépouiller le texte de termes trop techniques, de ne pas être inutilement juriste, de n’employer des expressions juridiques que lorsque cela s’impose et de parler un langage le plus simple possible. Dans sa préface, Rehnquist dit que sa fille qui l’a beaucoup aidé dans son travail a voulu qu’il « sound less like a lawyer ». Voilà pourquoi je raconte les origines de la Cour, tout simplement pourquoi il y en a une, la prestation de serment dans la salle de mariage de l’hôtel de ville de Luxembourg, la semaine d’un de ses membres et ainsi de suite. J’ai glané pas mal de renseignements et d’anecdotes auprès de gens qui ont vécu les évènements ou ont eu accès à des sources directes, comme d’anciens membres du gouvernement luxembourgeois. Dans une deuxième partie, j’ai voulu donner un aperçu de la jurisprudence dans les principaux domaines qui touchent nos concitoyens afin de montrer en particulier l’impact du droit de l’Union et de la Cour sur leur vie quotidienne. J’avais prévu de compléter cette partie par un ou deux chapitres de plus dans une nouvelle édition, par exemple un consacré à la protection des consommateurs, mais on m’a expliqué que dans cette collection on ne faisait pas plusieurs éditions. Toutefois je vais m’atteler prochainement à une version en anglais où je pourrai peut-être compléter et actualiser.

Question 3 : Par votre grande maîtrise des questions procédurales et substantielles et avec un savant équilibre, vous avez su rendre compréhensibles le fonctionnement de la CJUE et l’apport de sa jurisprudence. Comment vous êtes-vous attelé à la rédaction de cet ouvrage de 367 pages ?

J’ai constitué progressivement, avec l’aide de mes quatre référendaires, une documentation. J’avais mes idées bien en place et j’avais commencé à écrire, mais la charge de travail à la Cour, notamment quand je présidais la première chambre, était trop lourde. C’est tout simplement la période covid et le confinement qui m’ont permis de terminer. Je me suis dit : « si je ne profite pas de l’occasion maintenant je ne le ferai jamais ».

Question 4 : Votre ouvrage est publié dans la collection « Les sens du droit – Essai » (Dalloz). Selon vous, quel est le sens du droit de l’UE et de la jurisprudence de la CJUE ? Quels sont les sens, si vous en voyez plusieurs ? Et, pour pousser encore le jeu de mots, quelle est aujourd’hui « l’essence » du droit et de la jurisprudence de la CJUE ?

La question est aujourd’hui bien difficile. Dans le temps on n’a pas hésité à parler de « droit de l’intégration ». Le droit de l’Union européenne est un droit de l’intégration et d’ailleurs le mot figure dans la première phrase du préambule du Traité sur l’Union européenne. Il a été conçu pour réaliser un ensemble cohérent et évoluer en quelque sorte naturellement comme le pensaient Schuman et Monnet vers, sinon une fédération, en tout cas une sorte de fédération. C’est ce que dit Jean Monnet à la fin de ses mémoires : « Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain »[5]. Ces vues sont-elles encore partagées ? On peut en douter. On peut toutefois mettre au crédit du Président de la République française de dire en substance la même chose : il est aujourd’hui impossible d’affronter les défis du monde seul dans son coin. S’il est vrai que le contexte a beaucoup changé, il faut bien reconnaître qu’au moins le champ des compétences de ce qui est maintenant l’Union s’est considérablement élargi alors même que l’on n’a pas été capable de faire fondamentalement évoluer les institutions. On manque cruellement d’imagination constitutionnelle pour cette Union désormais très large et qui pourrait peut-être encore s’étendre. Mais les réalisations sont là, au premier rang desquelles l’espace de liberté, de sécurité et de justice qui amène à rapprocher les législations dans le domaine civil comme dans le domaine pénal et à renforcer substantiellement la coopération. Pensez à cet extraordinaire progrès qu’est le mandat d’arrêt européen ! Pour moi, la direction à suivre pour la Cour de justice est d’appliquer les traités dans leur lettre comme dans leur esprit, ni plus, ni moins. La lettre est assez souvent plus claire qu’on ne le dit et l’esprit univoque : une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe ». Cette dernière formule a d’ailleurs été un point de fixation dans les débats sur le Brexit. Il faut donc tirer des Traités toutes leurs conséquences, leurs conséquences logiques, leurs conséquences raisonnables. En revanche, il n’appartient pas à la Cour de justice de forcer le pas. C’est aux États membres, « maîtres des Traités » qu’il appartient de décider d’aller plus loin. La Cour doit jouer raisonnablement son rôle et c’est déjà beaucoup. Elle n’est pas une Cour des droits de l’Homme et elle n’est pas non plus une cour constitutionnelle. De ce point de vue, je suis en désaccord avec ceux, y compris parmi mes collègues, qui voient la Cour de justice comme la cour constitutionnelle de l’Union. Elle ne l’est pas.

Question 5 : A posteriori, y aurait-il des aspects que vous auriez finalement souhaité approfondir davantage dans votre ouvrage ? Auriez-vous aimé aborder d’autres questions ? Au fond, jusqu’où va votre liberté de vous exprimer en tant que juge en fonction à la Cour ?

Dans le cadre de cet ouvrage non ; il a sa cohérence. Mais j’aurais bien aimé faire un livre du genre de celui qu’avait écrit le président Genevois lorsqu’il était secrétaire général du Conseil constitutionnel : La jurisprudence du Conseil constitutionnel[6]. Faire un livre qui synthétise la jurisprudence de la Cour dans les différents domaines, qui en donne l’esprit et l’essentiel. Mais ce serait un très gros travail qui se heurterait à une opposition farouche de ma femme… En ce qui concerne la liberté de s’exprimer, il y aurait beaucoup à dire. Les traditions sont fort différentes selon les pays. Au Conseil d’État français, nous avons l’habitude de dire franchement ce que nous pensons de la jurisprudence et d’ailleurs la chronique de l’Actualité juridique en donne depuis des lustres bien des exemples. Les responsables du centre de recherches et de diffusion du Conseil d’État ne s’en privent pas. À la Cour de justice, la tradition est de « défendre la Cour ». Cela remonte sans doute au temps où elle peinait à s’imposer et où on trouvait sa jurisprudence trop progressiste, « active » comme on dirait aujourd’hui. Donc on défend la Cour. Moi, je ne défends pas la Cour de justice systématiquement. Je reconnais qu’il y a des éléments contestables dans sa jurisprudence. Je reconnais aussi que des critiques méritent au moins la discussion. Lorsque la Cour constitutionnelle allemande dit qu’elle ne contrôle pas suffisamment les décisions de la BCE, qu’il ne faudrait pas en rester au contrôle d’erreur manifeste, cela mérite discussion. Mais je considère aussi que, globalement, la jurisprudence de la Cour tient la route, que, de manière générale, le produit est de bonne qualité. Donc il ne faut pas s’interdire de dire ce qu’on pense, mais le faire de manière mesurée et la plus objective possible.

Question 6 : En conclusion, vous abordez « l’avenir » (p. 357 et s.). Quelles seraient selon vous les pistes ou les priorités de réforme du système juridictionnel de l’UE ?

Le système juridictionnel de l’Union a beaucoup évolué : création du Tribunal et aménagement corrélatif des compétences, doublement du nombre de ses juges, augmentation des membres de la Cour du fait des élargissements, création de la procédure préjudicielle d’urgence… Toutefois la Cour de justice souffre du même mal que l’ensemble du système communautaire : l’élargissement de l’Union et de ses compétences ne s’est pas accompagné de ce qu’on a longtemps appelé « l’approfondissement », c’est-à-dire le réaménagement institutionnel du système. Il a été bien conçu pour une Europe à 10-15. Il n’est pas fait pour une Europe à 27 et le sera encore moins si d’autres pays rejoignent. Pour s’en tenir à la Cour de justice, elle a lancé une nouvelle réforme qui consiste à transférer certaines questions préjudicielles au Tribunal comme le permet le Traité. La discussion est en cours au Parlement. J’étais et reste partisan d’un transfert au Tribunal des recours en manquement.

Question 7 : Comment imaginez-vous la CJUE dans 10 ou 20 ans ?
Et le travail à la Cour ?

Comment imagine-t-on l’Europe dans 10 ou 20 ans ? Ce que sera l’Union dicte ce que seront ses institutions. Il y a ce qu’on espère, ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre et ce à quoi on ne s’attend pas… À mon sens, une Union encore élargie ne pourra que changer de nature. Toutes choses à peu près égales par ailleurs, il y a des évolutions souhaitables et les choses qu’il ne faut surtout pas changer. Ce qui doit demeurer c’est le régime linguistique : multilinguisme de la Cour de justice et délibéré en une seule langue : le français. Le multilinguisme est un élément essentiel de la démocratie européenne. Il permet à n’importe quel avocat de venir plaider à la Cour dans sa langue. Autrement, il n’y aurait à mon avis que trois langues au maximum : français, anglais et allemand. À cet égard, il ne faut pas perdre de vue que l’allemand et la langue maternelle la plus parlée dans l’Union. S’il n’y avait que trois langues, les gens devraient s’adresser pour défendre leur cause à quelques cabinets d’avocats seuls à même de les pratiquer. Ce serait un obstacle considérable pour accéder à la Cour de justice. Le maintien d’une langue unique de délibéré est un garant de cohérence et de fidélité à la jurisprudence absolument essentielles dans le système communautaire. Ce qui doit aussi demeurer c’est le mode de fonctionnement « continental » de la Cour : voies de droit bien définies, collégialité, hiérarchie des formations de jugement, juge rapporteur, délibéré sur un projet d’arrêt

Ce qui va nécessairement évoluer c’est l’articulation entre le Tribunal et la Cour dont j’ai déjà parlé et qui est peut-être encore appelée à changer. Ce sont aussi les instruments de travail Ainsi, par exemple, notre prochaine assemblée générale sera-t-elle consacrée à l’intelligence artificielle : faut-il, comment et jusqu’où l’utiliser ? Sans doute aussi faudra-t-il s’interroger sur certains éléments du statut des membres et de leurs collaborateurs. Notamment il faudra se demander s’il ne faudrait pas limiter le nombre des mandats, qu’il s’agisse de la durée d’exercice des fonctions de juge ou d’avocat général ou de celles de président ou de vice-président de la Cour. À mon sens dans une Europe à 27, il faudrait que ce soit la même durée que pour les présidents de chambre : 6 ans maximum. Une autre question importante est celle du statut de nos collaborateurs. Il y a désormais environ 300 référendaires dans l’institution. Cela mérite une réflexion d’ensemble.

Question 8 : Comment imaginez-vous le dialogue des juges
dans 10 ou 20 ans ?

Avec une Union européenne beaucoup plus intégrée et s’acheminant vers une véritable fédération, on pourrait imaginer l’abandon du système de la question préjudicielle et que la Cour de justice devienne une véritable cour suprême. Mais on n’en est pas là. Cela dit il ne faut pas se méprendre sur le degré d’intégration de l’Europe d’aujourd’hui. Abstraction faite de la question politique, la difficulté des négociations du Brexit a montré la multiplicité et la force des liens qui unissent aujourd’hui les États membres.

Si on s’en tient au cadre actuel, je trouve que les évolutions les plus marquantes tiennent à la banalisation des questions préjudicielles et à la diffusion et donc l’accès à l’information. La question préjudicielle, cette géniale invention du début des années 1950, est complètement entrée dans les mœurs. Elle est bien sûr assez souvent instrumentalisée par les juges du fond pour s’opposer à leurs cours supérieures ou pour s’opposer au gouvernement ou au législateur, mais c’est le jeu. Les affaires de Pologne et de Hongrie en sont un exemple. Mais le mécanisme fonctionne fort bien. Par ailleurs, les différents réseaux qui existent : réseau judiciaire de l’Union, association des Conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne et autres permettent de mieux connaître la jurisprudence des cours des États membres et les questions préjudicielles qu’elles adressent à la Cour de justice. La multiplication des rencontres entre les différentes cours va aussi dans ce sens. La semaine même où j’écris ces lignes doit avoir lieu à Paris la rencontre régulière entre le Conseil d’État français et la Cour de justice. C’est une journée entière de travail où on se dit les choses franchement. Tout cela est évidemment très positif.

Toutefois il ne faut pas se méprendre. Les renvois préjudiciels ne seront jamais une routine. Les changements de la législation communautaire, l’apparition de problèmes nouveaux comme ceux posés par les NTI, le climat ou les migrations feront qu’elles seront en permanence d’actualité.

Question 9 : Comment imaginez-vous les rapports avec la CEDH
dans 10 ou 20 ans ?

Cette affaire des rapports entre la Cour de justice et la Cour EDH est partie sur de mauvaises bases. On a dit que le Traité de Lisbonne obligeait l’Union à adhérer à la convention européenne des droits de l’homme et que l’adhésion serait un processus facile. Les deux affirmations sont parfaitement inexactes. Le Traité de Lisbonne prévoit certes l’adhésion, mais à des conditions précises – et pas faciles à remplir – posées par le protocole 8. C’est ce que s’est borné à rappeler l’avis 2/13. Et quand on veut faire fonctionner ensemble deux systèmes qui ont été créés et se sont développés séparément et pour des raisons différentes il n’y a pas trente-six manières de faire : il faut les coordonner ou subordonner l’un à l’autre. On s’est borné longtemps à dire que si les États étaient « soumis » à la convention il devait en aller de même de l’Union. Mais c’était oublier que l’Union est une « union d’États » au sens que l’on donne à cette expression en droit constitutionnel ! Elle a ses propres règles de fonctionnement et ses propres mécanismes de contrôle. Prenons un exemple : si un État est attrait devant la Cour EDH parce qu’il a appliqué le droit de l’Union et que la conventionnalité de ce droit est mise en cause, il est nécessaire que le juge de l’Union se soit lui-même prononcé sur cette question qui est, qu’on veuille ou non l’appeler comme cela, une question de validité. Le juge de l’Union peut constater cette invalidité ; il peut aussi donner de la règle une interprétation neutralisante comme il le fait couramment ; enfin il peut dire que c’est légal. Ce n’est que dans cette dernière hypothèse que l’affaire peut se poursuivre à Strasbourg. Autrement dit il faut organiser la subsidiarité pour une union d’États. Cela s’organise après mûre réflexion et doit être traduit dans le traité d’adhésion. Je rappelle à cet égard que le régime même de cette adhésion est très particulier. Ce n’est pas une adhésion unilatérale, mais une adhésion par traité et la décision d’adhésion doit être prise à l’unanimité au Conseil et être approuvée ensuite par tous les États membres. Donc il faut regarder les problèmes en face et ne pas vouloir les éluder comme cela a pu être le cas. L’adhésion est une décision grave, fondamentalement politique, qui appartient aux États membres. Une fois l’adhésion faite, je ne doute pas de la loyauté de la Cour de justice pour jouer pleinement le jeu. En tout cas, je peux dire que ce qui a motivé les décisions de la Cour de justice dans ce domaine jusqu’à présent tient exclusivement à des considérations proprement juridiques et en aucun cas à une quelconque susceptibilité ou réticence à se trouver, comme les plus hautes juridictions des États membres le sont, sous le contrôle de la Cour de Strasbourg.

Question 10 : Vous contribuez régulièrement à l’œuvre doctrinale en abordant des thématiques variées, pourriez-vous nous dire quels sont vos projets d’écriture ?

J’ai beaucoup de pain sur la planche. Comme d’habitude diraient ma femme et mes enfants. J’ai en chantier un article sur le renvoi préjudiciel, un article pour des mélanges et deux projets de livre, l’un sur le droit de l’environnement, l’autre sur le droit pénal de l’Union européenne. Par ailleurs je vais commencer bientôt une version en anglais de mon livre sur la Cour de justice. Si on veut être lu, il faut passer par là.

Question 11 : Vous avez été professeur associé pendant près de 20 ans, quel lien y a-t-il entre la CJUE et les facultés de droit ? Comment pensez-vous qu’il pourrait être renforcé ?

J’ai effectivement mené une sorte de double carrière. J’ai commencé à enseigner très tôt dans ma petite faculté de Metz car on manquait tout simplement de personnel. Mon maître, le recteur Ferrari, m’a confié tout de suite des enseignements et je l’avais même remplacé un an pour son cours de droit administratif de deuxième année ! Par la suite j’ai été douze ans professeur associé à Metz puis sept ans à Paris I. J’ai milité pour que l’on accueille des professeurs en détachement au Conseil d’État. Je suis pour une communauté du droit. Je trouve que, contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays, il n’y a pas assez de liens entre les magistrats, les avocats, les professeurs et les autres professions du droit comme, par exemple, les notaires. Ces mondes restent largement étrangers l’un à l’autre, notamment à cause d’une crainte assez ridicule de compromission ou de connivence. Il faudrait garder la distance… Je crois qu’on peut être proches les uns des autres sans problème contrairement à ce qu’on croit dans la société de défiance qu’est devenue la nôtre. C’est une question d’état d’esprit et d’habitude. Donc je pense qu’on peut passer d’une fonction à une autre, de l’enseignement à la juridiction, du privé au public et inversement et que c’est bénéfique à condition de l’organiser raisonnablement.

Question 12 : Fort de votre expérience, si vous pouviez rencontrer Jean‑Claude Bonichot à l’âge de 20 ans, que lui diriez-vous ? Et plus généralement, quel(s) conseil(s) donneriez-vous aux futurs étudiants en droit ?

De faire comme il a fait. Il faut aimer ce que l’on fait, travailler raisonnablement et avoir de la chance. Le talent ne suffit pas. Comme dans l’escrime que j’ai beaucoup pratiquée, être doué ne suffit pas ; il faut travailler et beaucoup. Et la vie vous donne plus ou moins de chance qu’il faut saisir quand elle vient. J’ai eu cette chance et je crois l’avoir saisie. Lorsque je suis entré au Conseil d’État, j’ai été formé par les meilleurs, un futur vice-président, Renaud Denoix de Saint Marc, et un futur président de la section du contentieux, Bruno Genevois. Après j’ai été commissaire du gouvernement – du temps où on appelait cela par son nom – d’une sous-section présidée par un autre futur président de la section du contentieux, Daniel Labetoulle. À la Cour j’ai été le référendaire du président Galmot. Tout cela joue.

Et puis il faut être un juriste heureux, gai, ouvert, simple. Rien de pire que de s’enfermer dans une matière et de pratiquer un langage abscons. Relisons Duguit, Carré de Malberg ou Rivero. Ils employaient un langage simple. Pas besoin non plus d’être triste pour être sérieux. Et avant tout ne pas oublier que le droit n’est qu’une technique par laquelle il ne faut pas se laisser ensorceler. Derrière, il y a ceux à qui elle s’applique, des hommes et des femmes qui sont sa seule raison d’être. Le droit doit être humain et humaine doit être sa pratique.

Propos recueillis par Nathalie Rubio, Professeure de droit public, Chaire Jean Monnet, Aix Marseille Université,
Université de Toulon, Université de Pau et des Pays de l’Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix‑en-Provence, France.


[1]  NYT 28 septembre 2023.

[2]  The Supreme Court, Vintage Books, 2e éd. 2002.

[3]  Le professeur Élisabeth Zoller lui a consacré des développements substantiels dans son remarquable ouvrage : Les grands juges de la Cour suprême des États-Unis, Dalloz, 2022, p. 219 et s.

[4]  Jean-Paul Costa, La Cour européenne des droits de l’homme. Des juges pour la liberté, Dalloz, Les sens du droit, 2017.

[5]  Jean Monnet, Mémoires, Fayard, 1976.

[6]  Bruno Genévois, La jurisprudence du conseil constitutionnel : principes directeurs, Éditions STH, 1988.


Jean-Claude Bonichot, « Entretien — Réflexions sur la justice européenne », Confluence des droits_La revue [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 12 décembre 2023,
URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2503.

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