Ariane Vidal-Naquet, Professeur, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF-GERJC, Aix-en-Provence, France
Les liens entre révolutions et Constitutions semblent évidents, que l’on songe aux vieilles révolutions du XVIIIe siècle, aux États-Unis, avec la Constitution de 1787, en France avec la Déclaration de 1789 qui précède la première Constitution de 1791, ou aux jeunes révolutions, par exemple celles du Printemps arabe en 2011 en Tunisie, en Égypte, au Maroc qui se sont traduites par l’adoption de nouvelles Constitutions ou la modification de celles en vigueur. Au-delà de cette concomitance temporelle qui pourrait, somme toute, n’être qu’une simple coïncidence, existe-t-il un lien de causalité, d’interdépendance entre révolutions et constitutions. Autrement dit, le lien chronologique est-il également un lien logique ? La question pourrait alors être posée en ces termes : les révolutions s’accompagnent-elles nécessairement de nouvelles Constitutions ou peut-on envisager, au contraire, des révolutions à « cadre constitutionnel constant » ? La question pourrait également être inversée : les Constitutions naissent-elles nécessairement de révolutions ou peuvent-elles surgir en dehors de tout processus révolutionnaire ? Telles sont quelques-unes des questions qu’appelle le sujet.
Encore faut-il préciser ce que l’on entend par révolution, au sens courant comme au sens juridique du terme. Le Trésor de la langue française distingue la révolution selon que le terme est utilisé « avec » ou « sans » « idée de violence » : dans le premier cas, il évoque une « évolution des opinions, des courants de pensée, des sciences ; découvertes, inventions entraînant un bouleversement, une transformation profonde de l’ordre social, moral, économique, dans un temps relativement court » ; dans le second, il désigne un « renversement soudain du régime politique d’une nation, du gouvernement d’un État, par un mouvement populaire, le plus souvent sans respect des formes légales et entraînant une transformation profonde des institutions, de la société et parfois des valeurs fondamentales de la civilisation ». C’est donc dans son « sens violent » que la notion de révolution est liée à celle de Constitution. Dans ce sens, en effet, le renversement du régime politique peut se traduire par l’adoption d’une nouvelle Constitution. Il ne le requiert cependant pas forcément : par exemple, un renouvellement complet de la classe politique, à la suite d’une forte mobilisation populaire, accompagnée de changements économiques et sociaux rapides pourrait être constitutif d’une révolution au sens précité sans que l’ordre constitutionnel soit modifié pour autant. Dans son sens juridique, en revanche, la notion de révolution semble intimement liée à celle de Constitution. Selon le vocabulaire Cornu, il s’agit d’un « changement complet de l’ordre constitutionnel, opéré en général de façon brusque et violente, mais toujours en rupture avec l’ordonnancement juridique antérieur »[1]. Dans le Dictionnaire de la Culture juridique, F. Poirat souligne que, pour la science juridique, la révolution désigne « le renversement des autorités politiques qui trouve sa manifestation la plus concrète dans l’abrogation irrégulière de la Constitution. Dans cette mesure, est une révolution toute mutation irrégulière, usant le plus souvent de la violence, des organes politiques, emportant l’avènement d’un nouvel ordre »[2]. Au sens juridique du terme, le renversement de l’ordre juridique existant par la violence constitue le critère de la révolution, qu’il s’agisse d’une violence factuelle ou, surtout, d’une violence symbolique, à travers l’irrégularité de la procédure utilisée. Le renversement n’est pas seulement une rupture, il est une substitution qui aboutit à un nouvel ordre juridique. Si l’on convient que les ordres juridiques sont chapeautés par une Constitution, entendue au sens formel du terme, la révolution juridique entretient alors des lien très étroits et très paradoxaux avec la notion de Constitution : elle est à la fois dé-constituante, puisqu’elle abolit l’ordre constitutionnel existant, inconstitutionnelle puisqu’elle s’exerce en violation des modalités prévues par la Constitution, également a-constitutionnelle, puisqu’elle se développe ensuite en dehors de tout cadre juridique, puis reconstituante, puisqu’elle conduit à l’adoption d’un nouvel ordre constitutionnel.
Précisément parce qu’elle est irrégulière, qu’elle s’exerce en dehors des formes prévues par l’ordre juridique, la révolution est souvent reléguée en dehors du droit ; elle n’appartiendrait qu’au domaine des faits et ne pourrait être appréhendée par le droit. Seule une minorité de la doctrine considère la révolution comme un phénomène juridique à l’instar de G. Burdeau, qui défend une « théorie juridique de la révolution ». Encore que cette formule ne renvoie, finalement, qu’à l’idée selon laquelle le processus révolutionnaire est porté par une nouvelle idée du droit, destinée à supplanter la vision ancienne et officielle, la révolution se distinguant, selon lui, sur ce point, du droit de résistance à l’oppression. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une théorie juridique de la révolution, mais plutôt d’une analyse de la place du droit dans le processus révolutionnaire[3]. Pour la doctrine normativiste, en revanche, la révolution constitue un phénomène juridique, précisément, et paradoxalement, parce que cette doctrine repose sur une distinction radicale entre les faits et les normes. La révolution doit être appréhendée comme un phénomène juridique, dénué de toute référence à des faits politiques, économiques et sociaux. Ainsi considérée, elle consiste « simplement en l’édiction d’une (nouvelle) norme dont la validité ne peut être rattachée à une norme précédente » ; elle désigne alors « toute modification de la Constitution ou substitution de constitution […] qui ne sont pas opérées conformément aux dispositions de la constitution en vigueur »[4]. Elle est ainsi, pour reprendre les termes de J.-P. Derosier, une « rupture de la continuité constitutionnelle ». Dans cette perspective, les liens entre Constitutions et révolutions sont évidents. Ils deviennent même consubstantiels l’un à l’autre : la révolution est définie par la Constitution. Tout changement de Constitution en dehors des procédures prévues est une révolution ; à l’inverse, tout changement régulier de Constitution n’est pas une révolution. La concomitance entre Constitutions et révolutions n’est pas une coïncidence, mais une nécessité logique. Cette approche, qui caractérise la révolution par le changement irrégulier de l’ordre constitutionnel, conduit cependant à réduire à néant le sujet qui présuppose, au contraire, la possibilité d’une dissociation entre révolution et Constitution. Elle ne sera donc pas celle retenue dans les développements qui suivent, mais sera néanmoins présente en filigrane.
« Révolutions et Constitutions » : la présente étude invite à identifier les relations entre ces deux notions, relations qui peuvent être appréhendées de deux points de vue différents. Le premier part de la révolution pour aller vers la Constitution : la révolution se traduit-elle nécessairement par l’adoption d’une nouvelle Constitution ? Les révolutions, au sens usuel du terme, n’ont pas toujours comme but premier la création d’un nouvel ordre constitutionnel et l’adoption d’une nouvelle Constitution. De nombreuses révolutions traduisent la volonté d’un ordre nouveau qui n’est pas juridique, mais économique, religieux, moral ou encore social. Ni la révolution iranienne de 1979 ni la révolution khmère de 1978 n’ont pour objectif premier l’élaboration d’une nouvelle Constitution. L’adoption d’une nouvelle Constitution est néanmoins un objectif cohérent pour le projet révolutionnaire : d’une part, le nouvel ordre économique ou religieux ou autre établi par les révolutionnaires gagne à être inscrit dans la Constitution, qui affirme ainsi symboliquement le nouveau projet politique voire le protège juridiquement. À cela s’ajoute que, par un effet retour, l’élaboration d’une nouvelle Constitution peut être perçue comme une source de légitimité pour le pouvoir qui cherche à affirmer son autorité et celle du nouvel ordre juridique. Ainsi, bien que l’instauration d’une nouvelle Constitution ne soit pas nécessairement la finalité première des révolutions, elle constitue un élément important, voire sensible. Le changement de Constitution devient la marque du nouveau pouvoir politique, tout comme il renforce la légitimité de ce dernier. De ce point de vue, les liens entre révolutions et Constitutions semblent même se renforcer dans les révolutions contemporaines, qui se traduisent quasi toutes par l’adoption de nouvelles Constitutions, de sorte que l’on pourrait parler de « révolutions constitutionnalistes », expression qui, d’un point de vue juridique et plus particulièrement normativiste, relève, à l’évidence, du pléonasme. Le resserrement de ces liens peut d’ailleurs être perçu comme le signe du succès et du rayonnement, volontaire ou plus ou moins subi, du constitutionnalisme moderne, qui fait de la Constitution un outil de limitation du pouvoir et de garantie des droits et libertés.
Le second point de vue part de la Constitution pour aller vers la révolution : une Constitution peut-elle aboutir à une révolution ? Si la question peut surprendre, elle renvoie à un procédé qui consiste à introduire, dans la Constitution, des modifications qui pourraient être qualifiées de révolutionnaires par l’ampleur des changements qu’elles apportent, mais qui sont opérées dans les formes prescrites par la Constitution et qui ne sont donc pas révolutionnaires au sens juridique du terme. La doctrine anglo-saxonne notamment a mis en lumière ces processus de modification radicale à cadre constitutionnel constant en parlant de « révolutions constitutionnelles »[5] ou même, selon un néologisme un peu acrobatique, de « Constitutions révolutionnelles » pour indiquer que, si l’on reste dans le cadre constitutionnel, les modifications introduites bouleversent la notion même de Constitution, entendue ici dans son sens matériel et non plus formel. Au Venezuela, par exemple, le président Chavez a proposé de réviser la Constitution bolivarienne de 1999 pour permettre sa réélection indéfinie et l’accumulation des pouvoirs entre ses mains, modifiant radicalement les équilibres constitutionnels, révision finalement rejetée par référendum en 2007. En Hongrie, la Loi fondamentale de 2011 a fait l’objet d’un certain nombre de révisions, dont celle du 11 mars 2013 qui a, notamment, apporté des restrictions importantes à la liberté d’expression, amputé les prérogatives de la cour constitutionnelle en matière de révision constitutionnelle ou encore encadré les campagnes politiques, conduisant à modifier profondément le cadre constitutionnel. Dans ces différents cas de figure, la révision constitutionnelle produit une révolution à l’intérieur d’une Constitution, par des moyens parfaitement constitutionnels, c’est-à-dire conformes à la Constitution. Sur le plan formel, la révision est régulière et il n’y a pas de révolution au sens normativiste du terme ; en revanche, dans une acception matérielle et non plus formelle de la Constitution, la révision constitutionnelle peut être perçue comme une véritable révolution. Cette hypothèse d’une révolution interne à la Constitution reste toutefois difficile à appréhender. Elle suppose, en effet, de délimiter, au préalable, une forme « d’identité constitutionnelle » ou de « noyau dur constitutionnel » qui serait bouleversée par la révision constitutionnelle et qui ne serait pas protégée par des clauses d’éternité, précisément susceptibles de délimiter cette identité constitutionnelle[6]. La détermination du degré de modification au-delà duquel la Constitution est « révolutionnalisée » tout en demeurant dans le cadre constitutionnel (ce qui suppose donc que les clauses d’éternité soient respectées) est extrêmement délicate, intuitive même, raison pour laquelle cette hypothèse ne sera abordée qu’à la marge.
La présente étude invite encore à une analyse comparée des rapports entre révolutions et Constitutions. Elle incite, en conséquence, à rapprocher plusieurs processus révolutionnaires moins pour éprouver les liens entre révolutions et Constitutions que pour les illustrer. Comment sélectionner, dès lors, les révolutions étudiées ? La démarche adoptée sera très pragmatique : elle consiste, pour illustrer le propos, à retenir les mouvements généralement qualifiés de révolutions et donc à privilégier une définition plus sociopolitique que juridique de la notion. Elle reste néanmoins instructive, puisqu’elle peut permettre de tester, de manière plus ou moins implicite et de façon plus ou moins systématique, la pertinence des qualifications généralement retenues.
De ce point de vue, le terme de révolutions évoque, assez spontanément, de nombreux mouvements qui se sont déroulés sur l’ensemble des continents, à différentes périodes : les révolutions du xviiie siècle, avec la révolution américaine de 1787, bien que la qualification de révolution soit parfois contestée au profit de celle de guerre d’indépendance, la Révolution française de 1789 dont certains considèrent qu’elle se poursuit jusqu’en 1799 ; les révolutions du xxe siècle, qu’elles soient qualifiées de révolutions d’indépendance, de révolutions d’affirmation, par exemple la révolution khmère de 1978, la révolution iranienne de 1979, ou encore de révolutions d’émancipation par exemple dans les anciens pays socialistes, notamment la révolution polonaise de 1989 ou la révolution de velours en Tchécoslovaquie ; les révolutions du xxie siècle, tout particulièrement celles du printemps arabe, mais aussi celles en œuvre sur le continent africain, au Soudan par exemple en 2018-2019 ou au Burkina en 2014. Le terme renvoie également aux révolutions avortées, c’est-à-dire celles qui, précisément, ne se sont pas traduites par l’établissement d’un nouvel ordre juridique efficace et accepté, par exemple la révolution de Safran en Birmanie ou la révolution libyenne, ou encore aux révolutions qui n’en finissent pas, comme à Cuba, symbole d’un processus révolutionnaire continu.
Prenant appui sur ces différents mouvements, l’analyse comparée comporte une première dimension descriptive. Elle consiste, à partir de l’analyse des différentes expériences, à décrire les liens susceptibles de s’établir entre Constitutions et révolutions et d’en tirer un certain nombre d’enseignements, éventuellement susceptibles d’être généralisés. Elle revêt également une dimension conceptuelle, car ces liens en disent beaucoup sur la notion même de Constitution, la façon dont cette dernière est appréhendée et utilisée dans le processus révolutionnaire, ainsi que sur celle de constitutionnalisme, entendu comme un idéal et un processus de limitation du pouvoir par la Constitution. Elle peut aussi revêtir une dimension un peu plus prescriptive, susceptible d’expliquer le succès ou l’échec des révolutions à partir des liens plus ou moins distendus entre révolutions et Constitutions, voire prédictive, permettant de prévoir, à partir de ces liens, le sort des révolutions.
Pour analyser ces relations, la perspective sera double. La première est une approche statique, qui vise à décrire la nature des liens entre Constitutions et révolutions. La révolution entretient des liens étroits, quasi syntagmatiques, avec la Constitution. L’importance accordée à la Constitution dans le projet révolutionnaire invite à identifier des « Constitutions révolutionnaires », formule pourtant tautologique d’un point de vue normativiste. La révolution imprime, en retour, sa marque aux Constitutions, de sorte que pourrait être identifiée une voie spécifique du constitutionnalisme, le « constitutionnalisme révolutionnaire »[7]. La seconde est une approche dynamique. Elle porte sur le passage de l’un à l’autre : comment la révolution se transforme en Constitution. Cette approche insiste sur les facteurs qui permettent l’établissement d’un nouvel ordre constitutionnel et, en conséquence, l’accomplissement de la révolution. Les relations entre révolutions et Constitutions deviennent alors paradigmatiques : la Constitution marque bien la fin de la révolution, entendue non seulement comme la finalité, mais aussi comme le terme du processus révolutionnaire.
I. La jonction entre révolutions et Constitutions : des relations syntagmatiques
Si l’instauration d’un ordre constitutionnel ou d’un nouvel ordre constitutionnel n’est pas toujours la première finalité des révolutions, par exemple s’agissant des révolutions menées par Lénine, Mao, Castro ou Khomeini[8] ou des révolutions de la fin de l’ère soviétique qui ont été diversement préoccupées par la question constitutionnelle, les révolutions contemporaines brandissent, en revanche, facilement des revendications constitutionnelles. L’établissement d’une Constitution devient un élément central du processus révolutionnaire, marquant la spécificité de ces « révolutions constitutionnalistes » ainsi que la diffusion du constitutionnalisme dans le monde et de la légitimité qu’il véhicule. En retour, la révolution imprime sa marque aux Constitutions qui en sont issues, invitant à s’interroger sur l’existence d’une voie spécifique du constitutionnalisme, le « constitutionnalisme révolutionnaire ».
A) Les révolutions constitutionnalistes
Les révolutions que l’on peut qualifier de « constitutionnalistes » entretiennent des liens contradictoires avec la Constitution, puisqu’elles sont à la fois déconstituante et reconstituante. Elles reposent, en effet, sur un double mouvement : la disparition de l’ordre constitutionnel existant et son remplacement par un autre. C’est d’ailleurs ce remplacement, ou plus exactement l’effectivité de ce remplacement, qui permet de distinguer la révolution du processus révolutionnaire : une révolution est un processus révolutionnaire qui a réussi et dont l’ordre constitutionnel a fini par s’imposer[9]. Pour être qualifié de révolution, ce double mouvement doit se faire en dehors des formes prévues par la Constitution : cette irrégularité est même, pour l’approche normativiste, la condition de la révolution. En ce sens, la révolution est donc inconstitutionnelle, voire anticonstitutionnelle.
La révolution constitutionnaliste est d’abord dé-constituante : elle se caractérise, en premier lieu, par la disparition explicite ou implicite de l’ordre constitutionnel existant auparavant. La disparition est explicite lorsqu’il y a abrogation ou suspension de la Constitution existante.Ainsi, la première Constitution française commence par abolir l’ancien ordre constitutionnel et proclame : « L’Assemblée nationale voulant établir la Constitution française sur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits ». Quant au gouvernement révolutionnaire de 1793, il commence par ajourner l’entrée en vigueur de la Constitution du 24 juin 1793, pourtant approuvée par la Convention et ensuite par plébiscite, et proclame par décret du 10 octobre 1793, à l’instigation de Saint-Just, que « Legouvernement de la France sera révolutionnaire jusqu’à la paix ». Autre exemple, au Burkina, la révolution a entraîné la chute du président Campaoré et la mise à l’écart de la Constitution de 1991, « suspendue » le 31 octobre 2014 par le chef autoproclamé de la transition burkinabé, complétée par une Charte de la transition, puis rétablie un mois plus tard. En Égypte, le départ du président Moubarak, le 13 février 2011, a été suivi de la suspension de la Constitution de 1971, de la dissolution du Parlement élu en novembre 2010 et de l’adoption d’une nouvelle Constitution puis, à la suite de nouvelles manifestations populaires, d’une nouvelle suspension, le 3 juillet 2013, de la Constitution de 2012[10].
La disparition peut également être implicite. Nul besoin, en effet, d’un acte formel de suspension de l’ordre constitutionnel existant, puisqu’il suffit que la nouvelle Constitution entre en vigueur pour abroger, implicitement, l’ancienne Constitution. Cela n’empêche pas certaines d’entre elles de préciser, une fois adoptées, que l’ordre constitutionnel ancien est aboli, comme le fait par exemple la nouvelle Constitution marocaine dans son article 180.
Déconstituante, la révolution est également, dans le même temps, reconstituante puisqu’ellese traduit soit par l’adoption d’une nouvelle Constitution soit par une révision de la Constitution existante. La première hypothèse, l’adoption d’une nouvelle Constitution, est la plus évidente. Les exemples sont nombreux, avec une plus ou moins grande proximité chronologique entre la révolution et l’adoption de la nouvelle Constitution, ce qui peut d’ailleurs parfois être problématique s’agissant de la qualification de « révolution constitutionnaliste ». Par exemple, si la Roumanie et la Bulgarie ont adopté leurs Constitutions postcommunistes dès 1991, la Tchécoslovaquie en 1992, la Pologne, pour sa part, n’a adopté sa Constitution qu’en 1997, alors même que les premières élections libres ont lieu en 1989[11] ; de manière très symbolique, d’ailleurs, la Troisième République de Pologne est née le 31 décembre 1989. Problématique est également le cas dans lequel la révolution se traduit par l’adoption d’une nouvelle Constitution qui semble avoir été adoptée selon une procédure constitutionnelle régulière et échapper, alors, à la qualification de révolution juridique. À ces deux égards, la Pologne constitue un exemple intéressant : la révolution emmenée par Lech Walesa a abouti à l’établissement d’une Constitution en 1997 conformément à ce que prévoyait la loi constitutionnelle du 23 avril 1992 relative à la procédure d’élaboration et de promulgation de la Constitution. Révolution ou non-révolution ? Aux sens juridique et normativiste, c’est la loi de 1992 qui doit être considérée comme la révolution[12].
Dans la seconde hypothèse, la révolution se traduit par la révision de la Constitution existante. Les exemples sont nombreux. Là encore, l’exemple de la Pologne est intéressant car la Constitution communiste de 1952, maintenue en 1989, a été amendée par plusieurs révisions successives, notamment par la loi constitutionnelle du 17 octobre 1992 sur les rapports entre les pouvoirs législatif et exécutif de la République de Pologne et sur les collectivités territoriales, avant d’être remplacée par la nouvelle Constitution 1997[13]. En Hongrie, la Constitution communiste de 1946 a d’abord été modifiée en 1989, la révision constitutionnelle ayant d’ailleurs apporté des changements substantiels majeurs, notamment le remplacement du régime communiste par un régime libéral, avant d’être remplacée par la nouvelle Constitution du 18 avril 2011 qui s’est contenté de modifications de forme sans apport institutionnel majeur : au sens substantiel, la révolution est dans la révision de 1989 ; au sens formel, elle l’est dans l’acte constituant de 2011[14]. En Égypte, la persistance des mouvements populaires a justifié la création d’une commission de réforme destinée à proposer des modifications à la Constitution de 2012, ce qui n’a pas empêché que cette dernière soit, au final, remplacée par une « déclaration constitutionnelle » sous forme de nouvelle Constitution[15]. La révision s’est ainsi transformée en révolution.
Ce double processus déconstituant/reconstituant qui caractérise les « révolutions constitutionnalistes » permet-il, pour autant, d’identifier une forme spéciale de constitutionnalisme, qui serait un « constitutionnalisme révolutionnaire » ?
B) Le constitutionnalisme révolutionnaire
Analysant ces différents « chemins » du constitutionnalisme, une partie de la doctrine anglo-saxonne soutient l’existence d’un « constitutionnalisme révolutionnaire », caractérisé par une tension intrinsèque entre la volonté d’un changement radical et la persistance de résistances au changement[16]. Cette hypothèse mérite d’être éprouvée : les Constitutions issues de révolutions présentent-elles des spécificités, qu’elles soient envisagées d’un point de vue formel ou matériel, qui seraient constitutives d’un « constitutionnalisme révolutionnaire » ?
D’un point de vue formel, la révolution imprime-t-elle sa marque au processus d’élaboration de la Constitution ou à son processus d’adoption ? Autrement dit, se traduit-elle par une spécificité de l’auteur de la Constitution, qu’il s’agisse de son auteur littéraire, celui qui élabore la Constitution, ou de son auteur juridique, celui qui approuve la Constitution ? L’analyse des expériences révolutionnaires est contrastée. S’agissant du premier point, le constitutionnalisme révolutionnaire pourrait être marqué par un processus d’élaboration de la Constitution spécifique : dans la mesure, en effet, où l’adoption d’une nouvelle Constitution constitue l’un des objectifs prioritaires des révolutionnaires, tout au moins s’agissant des révolutions qualifiées de « constitutionnalistes », ces derniers semblent devoir être prioritairement associés à l’écriture de la Constitution, par exemple en Afrique du Sud[17]. Encore faut-il que l’association des révolutionnaires à l’élaboration de la Constitution soit possible, ce qui est difficile lors d’une révolution sans leader ou avec des leaders disparus ou écartés, invitant alors à privilégier la réunion d’une assemblée constituante plus largement constituée[18]. C’est l’exemple de la révolution de 1789, révolution spontanée, conduisant les députés des États généraux à s’ériger d’eux-mêmes en une « Assemblée nationale » le 17 juin 1789. C’est également le cas de la Tunisie, avec l’élection d’une assemblée constituante en l’absence de leader de la révolution de Jasmin ou de l’Égypte, non sans difficulté d’ailleurs, puisque deux assemblées constituantes ont été successivement constituées.
Quelle doit être, ensuite, la nature de l’assemblée constituante : assemblée ordinaire, législative ou constituante, ou assemblée ad hoc ? Le constitutionnalisme révolutionnaire en ce qu’il entend rompre, précisément, avec l’ancien ordre juridique, incite à privilégier une assemblée ad hoc, spécifiquement et nouvellement constituée à cet effet, plutôt qu’une assemblée issue du passé. Assemblée élue ou nommée ? Ni l’un ni l’autre mode de désignation ne privilégie, par principe, la représentation des révolutionnaires au sein des assemblées constituantes[19]. Cette dernière dépend, dans le cas d’une nomination, tant des autorités de nomination que de la procédure retenue et des éventuels critères permettant de garantir la représentativité de l’assemblée. En Égypte, par exemple, une première assemblée constituante a été élue par le peuple en mars 2012 puis dissoute et remplacée par une seconde assemblée constituante en juin 2012, cette fois-ci élue par les membres du Parlement et du Sénat nouvellement élus, puis par un comité de 50 membres choisis par les différents secteurs de la société civile et nommés par le président par intérim en 2014, n’accordant, au final, qu’une place résiduelle à la représentation des révolutionnaires. Dans le cas d’une élection, l’importance accordée à ces derniers dépend tant du mode de scrutin retenu que du soutien dont ils peuvent bénéficier au sein de la population. En Tunisie par exemple, si l’Assemblée nationale constituante a été élue au scrutin proportionnel en octobre 2011, elle a donné la majorité au parti dit islamiste, qui n’avait pas, à proprement parler, porté la révolution, marquant ainsi une forme de dissociation entre le « peuple électeur » et le « peuple révolutionnaire »[20].
Toujours d’un point de vue formel, les révolutions constitutionnalistes se traduisent-elles par un processus d’adoption spécifique de la Constitution, qui permettrait de les singulariser par rapport aux révolutions non constitutionnalistes ? Dans la mesure où la mobilisation populaire constitue l’un des critères d’identification de la révolution, l’adoption des Constitutions semble devoir faire intervenir, en priorité, le peuple. Pourtant, les contre-exemples sont nombreux : 1791 en France où la première Constitution a été simplement présentée au roi, le Portugal, après la révolution des œillets, où l’assemblée constituante a, à la fois, élaboré et approuvé le 2 avril 1976 la Constitution de la République, la Tunisie où la Constitution a été ratifiée par les 2/3 de l’assemblée constituante elle-même en 2014. Sans doute ces contre-exemples peuvent être justifiés par la présence d’une assemblée constituante chargée d’élaborer la Constitution et censée représenter la volonté populaire, rendant moins nécessaire la ratification directe par le peuple. À l’inverse, on peut penser que pour les Constitutions écrites par les leaders de la révolution, l’approbation directe par le peuple intervient alors comme une forme de ratification nécessaire à la légitimité du processus.
Envisagé, dans un second temps, d’un point de vue matériel, le constitutionnalisme révolutionnaire imprime-t-il sa marque au contenu des Constitutions ? Deux éléments méritent tout particulièrement de devoir retenir l’attention : d’une part, la question de l’inscription formelle de l’empreinte révolutionnaire dans la Constitution ; d’autre part, celle de sa protection substantielle par l’intermédiaire de clauses spécifiques. La lecture des constitutions révolutionnaires issues de révolutions montre une tendance à inscrire un certain nombre de références à la révolution, comme acte fondateur, dans le texte même de la Constitution et, le plus souvent, dans son préambule. Cette constitutionnalisation de la révolution peut se faire soit de manière directe, soit de manière indirecte par exemple à travers un jour de commémoration ou de fête nationale. À titre d’exemple, la référence à la révolution est très nette dans le préambule de la Constitution du Portugal, qui rappelle la révolution du 25 avril 1974 et annonce que « la libération du Portugal de la dictature, de l’oppression et de la colonisation a constitué une transformation révolutionnaire et a marqué le début d’un tournant historique pour la société portugaise »[21], dans le long préambule de la Constitution tunisienne, qui déclare que la Constitution a pour objet d’achever les objectifs de la révolution ou encore en Égypte, dont le préambule évoque la révolution du « 25 janvier-30 juin » pour l’inscrire dans l’histoire des révolutions en Égypte, celle d’indépendance de 1919 et la révolution nassérienne de 1952, et en souligner la spécificité, pour terminer, dans une formule très forte par la déclaration suivante : « ceci est la Constitution de notre révolution ». L’« empreinte révolutionnaire » se fait, en revanche, plus discrète dans d’autres Constitutions, par exemple celle de la Roumanie, qui se contente de faire référence aux idéaux de la révolution de décembre 1989 (article 1 al. 3) et fixe comme jour national le 1er décembre (article 12 al. 2) en souvenir de la révolution[22], tandis qu’elle peut être totalement occultée, dans un souci d’apaisement et de réconciliation, par exemple dans la Constitution sud-africaine.
Au-delà, on peut se demander si les Constitutions révolutionnaires ne seraient pas caractérisées par la présence d’un certain nombre de clauses, qui occuperaient une place importante ou plus importante que dans les Constitutions « ordinaires ». Il pourrait en aller ainsi de la présence de clauses d’éternité, dont l’objectif serait de protéger les acquis de la révolution et d’éviter que ces derniers ne puissent être remis en cause par une révision constitutionnelle ultérieure. Certains exemples peuvent paraitre particulièrement caricaturaux, comme au Portugal, où l’article 288 énonce de très nombreuses clauses d’éternité[23], relatives par exemple à la forme républicaine du gouvernement, la séparation des Églises et de l’État, aux droits et libertés, au pluralisme politique, à l’autonomie des collectivités locales ou encore au contrôle de constitutionnalité, qui peuvent apparaître comme autant d’acquis révolutionnaires fixés dans la Constitution. Nombreuses sont également les clauses d’éternité qui figurent dans la Constitution roumaine ou tunisienne. Elles permettraient de protéger une forme d’identité constitutionnelle révolutionnaire et d’éviter ainsi des « révolutions constitutionnelles » ou des « Constitutions révolutionnelles » pour reprendre le néologisme proposé plus haut, c’est-à-dire à l’introduction dans la Constitution et selon les formes prescrites par cette dernière de modification d’ampleur qui pourraient être qualifiées de révolutionnaires par les changements qu’elles apportent. Ces Constitutions révolutionnaires semblent également marquées, tout au moins les plus récentes, par la présence de clauses relatives à la justice transitionnelle, qui rappellent que la révolution est souvent associée à une grande violence et à une volonté de rupture radicale entre l’ordre ancien et le nouveau. C’est le cas de la Constitution égyptienne[24], qui renvoie à une loi de justice transitionnelle, ou du projet de Constitution libyenne[25], qui détaille les mesures que l’État s’engage à prendre au nom de la justice transitionnelle. Souvent présentée comme un véritable modèle de justice transitionnelle, la Constitution sud-africaine se contente, pour sa part, d’une référence implicite à ce processus à travers l’Épilogue placé à la fin de la Constitution intérimaire, consacré à l’unité nationale et à la réconciliation, soulignant, là encore, la diversité des expériences révolutionnaires nationales et la contingence des Constitutions, même révolutionnaires.
Ces exemples, et leurs contre-exemples, ne permettent qu’imparfaitement d’étayer l’hypothèse d’une spécificité du constitutionnalisme révolutionnaire. De manière empirique, celle-ci ne pourrait être établie qu’au terme d’une analyse systématique de toutes les Constitutions issues d’un processus révolutionnaire, qu’il s’agirait, ensuite, de comparer avec les Constitutions non révolutionnaires, pour permettre de faire le départ entre ce qui résulte de la naissance révolutionnaire des Constitutions et de ce qui résulte des évolutions globales du constitutionnalisme, par exemple la place accordée à la justice constitutionnelle ou l’encadrement du pouvoir de révision. Ces exemples invitent, surtout, à contextualiser, ici par la révolution, le processus constituant voire constitutionnaliste. Au-delà, ils invitent à identifier les conditions de succès du processus qui permet de passer de la révolution à la Constitution et, en conséquence, à proposer une analyse plus dynamique de la question.
II. Le passage de la révolution à la Constitution : des relations paradigmatiques
Si la révolution, tout au moins celle que l’on a qualifiée de révolution constitutionnaliste, se caractérise par l’établissement d’un nouvel ordre constitutionnel, l’établissement de ce dernier n’est pas immédiat, surtout s’il n’est pas l’objectif premier des révolutionnaires, qui peuvent se concentrer sur d’autres enjeux, économiques ou religieux et n’avoir, que dans un second temps seulement, pour objectif l’adoption d’une nouvelle Constitution. Le passage de la révolution à la Constitution est ainsi primordial. La question n’est pas seulement temporelle, mais aussi conceptuelle : comment la révolution se transforme-t-elle en Constitution ? Plus encore, comment la Constitution réalise et, dans le même temps, termine la révolution ? Ainsi appréhendée, la question ne revêt pas seulement une dimension descriptive, mais aussi prescriptive : elle invite à se demander comment une révolution peut voire doit se transformer en une Constitution[26].
A) Le passage de la révolution à la Constitution
En attendant l’adoption de la nouvelle Constitution, il s’agit d’organiser juridiquement le provisoire, par la mise en place d’institutions et l’adoption de normes. De ce point de vue, la terminologie n’est pas neutre : le provisoire est adopté en attendant d’être remplacé par autre chose, tandis que le transitoire se contente de faire la jonction entre un passé et un futur.
Le passage de la révolution à la Constitution suppose d’abord l’organisation du provisoire. À la suite de la révolution se mettent en place des institutions provisoires chargées d’attendre le définitif, à savoir le nouvel ordre juridique. Il en va ainsi de la mise en place d’assemblées parlementaires provisoires, nouvellement élues à la suite de la révolution, qu’elles soient législatives ou constituantes ou les deux. Ainsi, en Égypte, une assemblée parlementaire nouvellement élue a travaillé en parallèle avec une assemblée constituante ; autre solution, en Afrique du Sud, le premier Parlement élu a servi à la fois de législateur et de constituant ; en Tunisie, le schéma a été inversé avec une assemblée constituante qui a été l’un des premiers corps élus et a donc travaillé comme un législateur intérimaire, assemblée qui a d’ailleurs été critiquée pour avoir étendu ses pouvoirs à la législation ordinaire dans un régime qui était de fait un régime parlementaire[27].
Sont également adoptées des normes provisoires : lois provisoires, actes administratifs provisoires, mais aussi et surtout Constitutions provisoires. Ce phénomène est, en réalité, assez nouveau et le signe d’ailleurs de l’importance prise par les Constitutions dans le processus révolutionnaire. Ces dernières se présentent sous des formes variées, qu’il s’agisse de Constitutions totales ou, plus étrangement, de Constitutions partielles. En Pologne, par exemple, une « petite Constitution » provisoire a été adoptée le 17 octobre 1992, sur le fondement de la loi constitutionnelle relative à la procédure d’adoption de la nouvelle constitution du 23 avril 1992, qui ne remplace que partiellement l’ancienne Constitution pour gérer, partiellement et provisoirement les institutions, notamment s’agissant des élections législatives et des compétences de l’exécutif.
Au-delà du fonctionnement des institutions, les Constitutions provisoires peuvent également avoir pour objectif de prédéterminer le contenu de la future Constitution définitive, afin que cette dernière conserve les idéaux et revendications révolutionnaires. Plus que de Constitutions provisoires, il s’agit alors de Constitutions intérimaires, qui ont pour objet de faire le lien entre l’ancien et le nouveau et non pas seulement de gérer les institutions en attente de la Constitution définitive. C’est l’exemple de la Constitution sud-africaine de 1993, qui est à la fois provisoire en ce qu’elle régit le fonctionnement provisoire des institutions, mais intérimaire, en ce qu’elle prétermine la nouvelle Constitution, sur le plan formel et substantiel. Elle contient en effet une liste de 34 principes, relatifs aux caractères de la nouvelle République, aux langues, à la suprématie de la Constitution, à la citoyenneté et aux droits fondamentaux ainsi que des principes guidant l’élaboration et l’adoption de la nouvelle Constitution, notamment le principe d’une « certification » (art. 71) par la Cour constitutionnelle, afin d’assurer le respect desdits principes.
Reste que, indépendamment des garanties mises en place, le passage de la révolution à la Constitution demeure éminemment dépendant de contingences politiques et factuelles. Cela se traduit, tout d’abord, par l’incertitude quant aux revendications qui seront portées par la nouvelle Constitution et qui dépendent très étroitement du contexte. Elles peuvent être économiques, sociales, politiques, religieuses, culturelles… Ainsi, en Afrique du Sud, la revendication principale a été celle de l’égalité raciale voire territoriale ; en Pologne, elle a porté plutôt sur l’anticommunisme et l’introduction du libéralisme, économique comme politique ; les révolutions du printemps arabe ont plutôt réclamé la fin de l’autoritarisme. De nombreux facteurs peuvent toutefois perturber la traduction de ces revendications au sein des Constitutions nouvelles établies, d’autant plus nombreux que la période transitionnelle est longue et que les rapports de force politiques évoluent[28]. En Tunisie, par exemple, les débats lors de la première assemblée constituante se sont focalisés sur la place de la loi religieuse, en raison de la place prise par le parti Ennada dès les élections législatives, question qui n’avait pourtant occupé qu’une place marginale, voire insignifiante, lors de la révolution de Jasmin.
Contingence du régime constitutionnel également. Bien souvent, la Constitution n’est pas le reflet de l’idéal révolutionnaire, mais l’adaptation aux rapports de force politique existants et aux hommes politiques qui se profilent. Ainsi, les différents projets constitutionnels en Égypte sont le reflet de la configuration politique : si les pouvoirs du président sont au cœur des débats de la première assemblée constituante en 2012, le projet de Constitution de 2012 se concentre sur la loi islamique et la question religieuse, tandis que celle de 2014 semble faite sur mesure pour le général Sisi, supprimant les dispositions pro-islamiques et renforce la place de l’armée. En Tunisie, c’est au contraire l’incertitude sur les rapports de forces politiques à venir qui explique les précautions prises par le constituant : anticipant le risque d’une logique majoritaire exécutif/législatif entre les mains des Frères musulmans, le constituant a organisé une séparation des pouvoirs très – trop – précautionneuse, susceptible de conduire à la paralysie du régime. D’où la préconisation formulée par S. Gardbaum : le passage de la révolution à la Constitution doit se faire sous le sceau du « voile de l’ignorance », ce qui suppose de débattre du contenu de la Constitution sans savoir quels seront les rapports de force politique plutôt que de raisonner sur des institutions qui sont déjà, en quelque sorte, préattribués et qui biaisent, en conséquence, les réflexions sur les caractéristiques du futur régime.
La Constitution n’est pas la seule finalité des révolutions, tout au moins des révolutions qualifiées de constitutionnalistes, elle semble en marquer également le terme.
B) La dissolution de la révolution dans la Constitution
On connait la fameuse formule de Napoléon, dans la proclamation qui accompagnait la publication de la nouvelle constitution préparée par les Consuls provisoires : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ». Cette formule renvoie non seulement à la fin de la révolution, mais également à sa cristallisation.
L’adoption de la Constitution se présente, en effet, comme le terme du processus révolutionnaire. D’un point de vue formel, l’adoption du nouvel ordre marque la fin de la révolution. D’un point de vue sociopolitique, en revanche, l’adoption de la Constitution marque la fin de la révolution juridique, mais pas nécessairement celle de la révolution économique, culturelle ou religieuse. Elle ne termine donc qu’un aspect de la révolution. Le nouvel ordre constitutionnel ne peut cependant pas tolérer la poursuite de la révolution, sous peine de prendre le risque d’être emporté, à son tour, par cette dernière. C’est l’exemple de la Révolution française, que l’on fait durer, en réalité, de 1789 à 1799, alors même que, d’un point de vue normatif, on peut décompter autant de révolutions que de Constitutions. Surtout, nombreux sont ceux, durant cette période, qui ont tenté de déclarer la fin de la Révolution : dès le mois d’aout 1789, les monarchistes proclament que la parenthèse révolutionnaire était terminée ; en 1790, Mirabeau ou La Fayette soutiennent la même chose, relayés par le triumvirat Lameth-Barnave-Duport ; même Saint-Just, dans l’introduction de son Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, en 1791, parle de la Révolution au passé[29]. Autant de formules que l’on pourrait qualifier de contre-performatives, car dire la fin de la révolution ne permet pas de la faire. À titre d’exemple, la révolution égyptienne s’est traduite par l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2012, clôturant ainsi la révolution juridique, Constitution suspendue en raison de la poursuite de la révolution économique et sociale, puis remplacée par une autre Constitution en 2014, marquant ainsi une nouvelle révolution juridique.
Cette coïncidence temporelle entre l’adoption de la nouvelle Constitution et la fin de la révolution, tout au moins juridique, invite à s’interroger sur la possibilité d’enserrer dans un certain délai le processus constituant afin de tenter de limiter, d’autant, la durée du processus révolutionnaire. De ce point de vue, la révolution est terminée d’autant plus rapidement que l’élaboration de la Constitution est brève. On relèvera, de ce point de vue, la tentative de nombreuses Constitutions révolutionnaires d’enserrer, tout au moins théoriquement, le processus constituant, dans un certain délai : l’Afrique du Sud s’était donné un délai de 2 ans pour adopter sa nouvelle Constitution ; en Tunisie, elle devait être adoptée dans un délai d’un an suivant l’élection de l’assemblée constituante, délai qui, en réalité, n’a pas été respecté[30] ; en Égypte, le processus constituant a été enfermé dans un délai de 6 mois, allongé de 2 mois supplémentaires par le président Morsi alors même que le temps additionnel n’a pas été utilisé ; … autant d’exemples qui témoignent du souci du politique de clôturer le processus révolutionnaire en accélérant l’adoption de la Constitution.
Si l’adoption de la Constitution marque le terme de la révolution, cette dernière indique, en retour, que la révolution est terminée. Les Constitutions qui font expressément référence à la révolution permettent, d’une certaine manière, d’introduire avec celle-ci une distance salutaire : la révolution est fixée, cristallisée dans le texte constitutionnel. À cet égard, la Constitution tunisienne est instructive : elle fixe, dans son préambule, la durée de la révolution, du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Après cette date, la révolution est terminée. Il en va de même de la révolution égyptienne, fixée dans le préambule au « 25 janvier-30 juin ». La volonté de clore le processus révolutionnaire peut également se traduire par l’introduction, dans les Constitutions révolutionnaires, de certains droits qui permettent de conjurer la menace révolutionnaire. Il pourrait en aller ainsi de la consécration d’un droit d’obéissance à l’ordre juridique établi ou encore du respect de la Constitution, que l’on trouve dans un certain nombre d’entre elles. Paradoxalement, il pourrait en aller également ainsi du droit de résistance à l’oppression. De prime abord, la consécration du droit de ce droit de résistance semble inviter à la révolution, envisagée comme une solution pour renverser l’ordre juridique existant. Pourtant, la plupart des Constitutions qui consacrent un droit de résistance à l’oppression lui assignent comme finalité la protection de l’ordre établi. Elles visent donc, en réalité, à écarter la révolution, de sorte que ce droit apparait, en réalité, comme un droit par nature conservateur qui prend, paradoxalement, le contre-pied de l’expérience révolutionnaire.
Que faire, dans ces conditions, des révolutions qui ne se terminent pas, comme l’illustre l’exemple cubain ? À Cuba, la Constitution de 1976 a été révisée en 2002 pour affirmer le caractère « irrévocable » du socialisme et du système politique et social établi depuis la Révolution de janvier 1959. Ce principe d’irrévocabilité a été maintenu à l’article 4 de la Constitution de 2019[31], qui précise que « le système socialiste entériné par la Constitution est irrévocable », de sorte que l’acquis socialiste porté par la révolution de 1959 semble placé non seulement à l’abri du pouvoir de révision constitutionnelle, mais aussi à l’abri du pouvoir constituant lui-même. La révolution est également au cœur du Préambule de la Constitution, qui insiste longuement sur l’histoire révolutionnaire du pays et qui assimile même le peuple cubain dans son ensemble à la Révolution : selon le préambule, le peuple est « identifié avec le concept de Révolution que notre commandant en chef Fidel Castro Ruz a exposé comme postulat le 1er mai 2000 ». De ce point de vue, on pourrait soutenir que, à Cuba, la Révolution est au cœur de la norme constitutionnelle en même temps qu’elle lui échappe. Dans ce processus révolutionnaire continu, l’adoption de la nouvelle Constitution ne suffit pas à clore le processus révolutionnaire, illustrant, à nouveau, l’intensité, mais aussi l’ambiguïté des liens entre révolution et Constitution.
Pour citer cet article : Ariane Vidal-Naquet, « Révolutions et Constitutions : une analyse comparée », Confluence des droits_La revue [En ligne], 03 | 2022, mis en ligne le 24 mars 2022. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=1821
[1] G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 9e éd., Paris, Quadrige / PUF, 2011, p. 921.
[2] F. Poirat, « Révolution », in D. Alland (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2010, p. 1363.
[3] G. Burdeau, Traité de science politique, t. IV, LGDJ, 1969, p. 492-493.
[4] J.-P. Derosier, « Qu’est-ce qu’une révolution juridique ? Le point de vue de la théorie générale du droit », RFDC, 2015, p. 391-404, not. p. 397, citant Kelsen, « une seule chose compte : c’est que la constitution en vigueur est soit modifiée soit remplacée complètement par une nouvelle constitution d’une façon autre que ce qu’elle prescrivait ».
[5] Voir notamment G. Jacobsohn « Theorizing the constitutionnal revolution », Journal of law & courts, 2014, vol. 2 – que l’on peut rapprocher du « constitutionnalisme abusif » selon l’expression de D. Landau, « Abusive constitutionnalism », 47 UC Davis Law Review 189, 2013, FSU College of Law, Public Law Research Paper No. 646, qui désigne l’utilisation des mécanismes constitutionnels pour affaiblir l’ordre démocratique. Ce qui est présenté comme un « dévoiement du constitutionnalisme » rejoint, pour partie, la thématique des « démocraties illibérales ».
[6] En effet, si cette identité constitutionnelle était protégée par des clauses d’éternité, leur suppression ou leur révision pourrait être considérée comme une révision irrégulière de la Constitution, tout au moins dans une perspective normativiste, et donc comme une révolution.
[7] B. Ackerman, « Three paths to constitutionalism – and the crisis of the european union », British Journal of Political Science, 2015, vol. 45, p. 705-714 ; « The Rise of World Constitutionalism », Virginia Law Review (1997), p. 772.
[8] Les qualifiant de « révolutions non constitutionnalistes », voir S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », International Journal of Constitutional Law, vol. 15, Jan. 2017, p. 173–200
[9] En ce sens, voir F. Poirat, Dictionnaire de la culture juridique, s.d. S. Rials et D. Alland, Paris, PUF, Entrée « Révolution », p. 1361 et s.
[10] N. Bernard-Maugiron, « La Constitution égyptienne de 2014 est-elle révolutionnaire ? », Revue des Droits de l’homme, n° 5, 2014, disponible en ligne, p. 1.
[11] Ainsi, la Constitution du 2 avril 1997 rappelle, dans son préambule, que « la Patrie » a « en 1989 recouvré la faculté de décider en toute souveraineté et pleine démocratie de notre destinée »
[12] La loi constitutionnelle du 23 avril 1992 sur la procédure d’élaboration et d’adoption de la Constitution de la République de Pologne. Sur cet aspect, voir L. Garlicki, « Révision de la Constitution et justice constitutionnelle – Pologne », AIJC, 1995, p. 167-170. Cela étant, dans la mesure où la loi du 23 avril 1992 définit la procédure à suivre et prévoit une procédure entièrement nouvelle d’adoption de la nouvelle Constitution, cette dernière doit être considérée comme une révolution juridique au sens normativiste du terme.
[13] Exemple cité par S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », op. cit., p. 191 – sur ce point, voir notamment W. Sokolewicz, « La Constitution polonaise à l’époque des grands changements », Revue d’études comparatives Est-Ouest , 1992, n° 4, p. 63-77.
[14] En ce sens, voir A.-E. Courrier, « À propos des évènements politiques en Hongrie », Revue internationale de droit comparé, 2012, p. 310-324.
[15] N. Bernard-Maugiron, « La Constitution égyptienne de 2014 est-elle révolutionnaire ? », op. cit. Si les propositions d’amendements formulées par la commission ont été acceptées par référendum, il a été décidé, plutôt que de modifier la Constitution, de proclamer une « déclaration constitutionnelle », incluant les amendements au sein de 62 articles, déclaration non soumise à référendum et fondatrice de la seconde république égyptienne.
[16] Voir l’article central de S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », préc.
[17] Pour de plus amples développements, voir S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », préc. p. 195
[18] Soulignant que la présence d’un mouvement révolutionnaire structuré ou, à tout le moins, reposant sur des leaders charismatiques est sans doute une des conditions de succès du constitutionnalisme révolutionnaire, voir S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », op. cit., p. 189
[19] Sur les expériences arabes et d’Europe de l’est, voir M. Ibrahim Hassan, « Le constitutionnalisme en Europe de l’Est et dans le monde arabe. Internationalisation et singularisme du droit constitutionnel », Thèse droit public, Université Sorbonne Paris Cité, 2017, soulignant que les membres de l’assemblée constituante ont été directement élus par le peuple en Tunisie et en Roumanie et par les élus parlementaires en Égypte comme en Pologne (p. 80 et s.)
[20] Sur cette formule, voir notamment J.-P. Bras, « Le peuple est-il soluble dans la Constitution ? Leçon tunisienne », l’Année du Maghreb, « Un printemps arabe ? », n° VIII, CNRS édition, Paris, 2012, p. 104 et s.
[21] Selon le préambule, « Le 25 Avril 1974, couronnant la longue résistance du peuple portugais et exprimant ses sentiments profonds, le Mouvement des forces armées renversa le régime fasciste. La libération du Portugal de la dictature, de l’oppression et de la colonisation a constitué une transformation révolutionnaire et a marqué le début d’un tournant historique pour la société portugaise […] ».
[22] Il en va de même dans la Constitution du Portugal qui se réfère à la révolution de 1974, mais prévoit que le drapeau national est celui adopté lors de la Révolution d’indépendance du 5 octobre 1910 (art. 11).
[23] Ainsi, l’article 288 de la Constitution portugaise intitulé « des limites matérielles à la révision » qui prévoit que « Les lois de révision constitutionnelle doivent respecter : a) l’indépendance nationale et l’unité de l’État ; b) la forme républicaine du gouvernement ; c) la séparation des Églises et de l’État ; d) les droits, les libertés et les garanties dont jouissent les citoyens ; e) les droits des travailleurs, des comités de travailleurs et des associations syndicales ; f) la coexistence du secteur public, du secteur privé et du secteur coopératif et social de propriété des moyens de production ; g) l’existence de plans économiques dans le cadre d’une économie mixte
h) le suffrage universel, direct, secret et périodique pour la désignation des membres des organes de souveraineté, des régions autonomes et du pouvoir local élus, ainsi que le système de la représentation proportionnelle ; i) le pluralisme de l’expression et de l’organisation politique, y compris celui des partis politiques, et le droit d’opposition démocratique ; j) la séparation et l’interdépendance des organes de souveraineté ; l) le contrôle de la constitutionnalité par action ou par omission de normes juridiques ; m) l’indépendance des tribunaux ; n) l’autonomie des collectivités locales ; o) l’autonomie politique et administrative des archipels des Açores et de Madère.
[24] Figurant dans le dernier chapitre de la Constitution intitulé « dispositions transitoires », l’article 241 prévoit l’adoption d’une loi pour la justice transitionnelle, chargée d’établir les vérités et les responsabilités, de proposer les cadres d’une réconciliation nationale et d’indemniser les victimes.
[25] Projet de constitution libyenne, article 197 du chapitre 11 consacré aux mesures de justice transitionnelle.
[26] Cette dimension est assez nette dans l’article de S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », préc.
[27] Voir notamment G. Weichselbaum et X. Philippe, « Le processus constituant et la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : un exemple à suivre ? », Maghreb, Machrek, 2015, 1, p. 49-69.
[28] En ce sens, voir S. Gardbaum, « Revolutionary constitutionalism », préc., p. 196, citant la plupart des exemples suivants
[29] En ce sens, voir T. Lentz, « Avec le coup d’État du 18 brumaire, la révolution est-elle terminée ? Le travail de l’historien. Lecture d’un document ».
[30] Décret n° 2011-1086 du 03/08/2011 portant convocation du corps électoral pour l’élection de l’Assemblée nationale constituante pour le 23 octobre 2011.
[31] Et réaffirmé à l’article 229 de la Constitution cubaine.