
Laurence Warin
Docteure en droit public, membre associé de l’Institut Droit et Santé (INSERM UMRS 1145) de l’Université Paris Cité
Résumé : L’approche « Une seule santé » présente de nombreuses similitudes avec la « santé dans toutes les politiques ». Dès lors, il semble intéressant que les défis liés à la reconnaissance juridique et à la mise en œuvre d’« Une seule santé » puissent être regardés à la lumière de ceux qui se posent pour l’approche « santé dans toutes les politiques ». Les difficultés du droit à saisir ces approches transversales de la santé soulèvent la question de savoir comment les systèmes juridiques et politiques de différents niveaux peuvent innover pour y parvenir. Toutefois, avant même de modifier les cultures institutionnelles permettant d’accueillir effectivement dans les différents ordres juridiques la singulière approche intégrée de la santé qu’est « Une seule santé », il semble qu’un changement de paradigme doive être accepté dans la société dans son ensemble, reconnaissant l’importance des santés animale et environnementale en tant que telles, et non « pour » la santé humaine.
Au commencement de la construction des communautés européennes, quand le ministre français de la Santé publique et de la Population défend son projet de Communauté européenne de la santé, il s’adresse aux représentants de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et souligne qu’une préoccupation leur est commune, à tous : « c’est “l’homme”, l’homme en tant que tel dans sa fragile condition en butte depuis sa naissance sous toutes les latitudes et sous tous les climats à la maladie, à la souffrance et à la mort… [1] ».
En dépit de l’échec de ce projet, la question sanitaire sera progressivement intégrée à l’action communautaire[2]. À mesure que la Communauté européenne se construit, les représentants des États membres assimilent le fait que la santé humaine ne peut être appréhendée de façon isolée. Dans les années 1970, alors qu’une politique communautaire de l’environnement prend forme[3], les États membres reconnaissent que « l’environnement ne peut être considéré comme un milieu extérieur dont l’homme subit les atteintes et les agressions, mais doit être considéré comme une donnée indissociable de l’organisation et de la promotion du progrès humain[4] ».
Presque cinquante ans plus tard, l’Union européenne cherche à renforcer son action en matière de santé. Sans modification des traités, aucune politique sanitaire commune stricto sensu ne peut voir le jour, ce qui n’empêche pas les institutions européennes de réinventer leur façon d’aborder les questions sanitaires. L’Union européenne s’attache en effet à « Une seule santé », tantôt décrite comme un concept ou une approche et tantôt comme un principe dans le programme pluriannuel de santé européenne 2021-2027[5].
« Une seule santé » est définie dans le Règlement (UE) 2021/522 du Parlement européen et du Conseil du 24 mars 2021 établissant un programme d’action de l’Union dans le domaine de la santé (programme « L’UE pour la santé ») pour la période 2021-2027 comme « une approche multisectorielle qui reconnaît que la santé humaine est liée à la santé animale et à l’environnement, et que les mesures de lutte contre les menaces sanitaires doivent tenir compte de ces trois dimensions ». La santé humaine ne peut plus être l’unique préoccupation, car elle fait partie d’un continuum[6] commun avec la santé animale et environnementale.
En effet, les activités humaines, telles que l’exploitation du bétail pour l’alimentation, l’anthropomorphisation des animaux en tant qu’animaux de compagnie, ou le commerce international d’espèces animales, créent des interfaces entre les animaux et les humains, ce qui conduit dans certains cas à l’émergence de maladies[7].
L’adoption du règlement (UE) 2024/1991 du Parlement européen et du Conseil du 24 juin 2024 relatif à la restauration de la nature et modifiant le règlement (UE) 2022/869 envoie un signal fort de mobilisation en ce sens, prenant acte de l’interdépendance entre la santé de l’environnement et la santé des Européens. Toutefois, la Commission européenne publie au même moment une étude sur les stratégies d’alimentation visant à diversifier les sources de protéines utilisées dans différents systèmes de production animale dans l’Union européenne[8] sans y faire de lien avec l’approche « Une seule santé ». Cette même approche appelle pourtant à favoriser des pratiques agricoles et de production alimentaire saines, durables et respectueuses des écosystèmes[9]. Dans la continuité d’« Une seule santé », le concept « One Welfare » (« un seul bien-être ») appréhende les nombreux liens entre le bien-être animal et le bien-être humain et reconnaît qu’ils dépendent d’un environnement écologique en bonne santé[10]. La réforme des textes européens sur le bien-être animal, actuellement à l’arrêt (prévue pour 2023, mais finalement reportée), gagnerait à intégrer ces courants de pensée.
Ces actualités européennes posent la question de la mise en œuvre d’« Une seule santé » au sein des institutions de l’Union européenne. Or, il est intéressant de noter que l’Union européenne compte déjà dans ses traités fondateurs une approche intersectorielle de la santé, inscrite dans ses articles 9 et 168 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), et à l’article 35 de la Charte des droits fondamentaux, qui consiste à ce qu’un niveau élevé de protection de la santé soit pris en compte dans toutes les politiques et actions de l’Union. Il s’agit de la traduction européenne de l’approche « santé dans toutes les politiques » développée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour poursuivre la réflexion menée sous différents angles dans ce dossier spécial, il s’agira ici d’observer l’approche « Une seule santé » dans ses liens avec l’approche « santé dans toutes les politiques » (I) et de mettre en lumière les difficultés de mise en œuvre que ces deux approches intégrées de la santé peuvent rencontrer (II).
I. « Une seule santé » et « santé dans toutes les politiques », des approches issues de la même famille
Les deux approches telles qu’elles sont appréhendées par les institutions européennes montrent une grande influence venue de l’Organisation mondiale de la santé. Elles présentent une forte ressemblance (A), mais sont en réalité clairement distinctes[11] (B).
A) Une ressemblance frappante
Les deux approches étudiées ici présentent de nombreuses similitudes. À première vue l’on pourrait penser qu’elles sont identiques. Elles sont parfois d’ailleurs mises côte à côte, comme pour un portrait de famille. Lors du sommet sur la santé mondiale, le 21 mai 2021, les représentants des États du G20 ont adopté la Déclaration de Rome, par laquelle ils affirment adhérer aux approches « santé dans toutes les politiques » et « One Health »[12]. En droit de l’Union européenne, le Règlement (UE) 2022/2371 du Parlement européen et du Conseil du 23 novembre 2022 concernant les menaces transfrontières graves pour la santé cite lui aussi les deux approches l’une après l’autre. En France, la « santé dans toutes les politiques » et « One Health » figurent sur la même page du projet de nouvelle Stratégie nationale de santé pour 2023-2033, parmi les principes d’action conducteurs de cette stratégie.
La « santé dans toutes les politiques » fait partie du droit des traités de l’Union européenne : l’article 168 § 1 TFUE prévoit qu’« un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ». Elle est considérée comme un principe de droit européen, parfois désignée comme le « principe d’intégration de la santé[13] ». « Une seule santé », quant à elle, n’a pas de fondement juridique dans les traités européens. Elle a en revanche une existence en droit dérivé, comme on peut le voir dans l’approbation du Conseil de l’Union européenne, le 17 juin 2024, de la « loi sur la restauration de la nature », un règlement européen visant à inverser le déclin de la biodiversité en Europe, avec l’ambition de restaurer au moins 20 % des espaces maritimes et terrestres de l’UE d’ici à 2030[14].
Outre le fait que des éléments de l’une comme l’autre de ces deux approches sont déjà présents, en droit de l’Union européenne notamment, avant même leur reconnaissance officielle à partir des années 2000, elles partagent, d’une part, une volonté de décloisonner les décisions politiques traditionnellement sectorialisées et d’autre part une capacité à être déployées à de multiples niveaux.
En ce qui concerne le premier point, tout comme l’approche « Une seule santé », l’approche « santé dans toutes les politiques » appelle un décloisonnement entre les différents secteurs d’action publique, afin de permettre une prise de décision politique plus au fait des différents intérêts en présence. Cette approche repose sur la notion de déterminants de la santé, ces « facteurs personnels, sociaux, économiques et environnementaux qui déterminent l’état de santé des individus ou des populations[15] ». De façon similaire, « Une seule santé » repose sur l’idée que la santé humaine n’est pas une notion isolée[16]. Elle est interdépendante avec les santés des écosystèmes et des animaux.
La pandémie de Covid-19 a conduit, par la force des choses, « à une collaboration intersectorielle sans précédent à différents niveaux » pour y faire face. Il a été constaté que « les cloisonnements dans le mode de fonctionnement de nombreuses administrations ont été brisés au cours de cette crise[17] ». En outre, les impacts directs et indirects de cette maladie ont touché de manière disproportionnée les groupes de personnes défavorisées qui étaient déjà en moins bonne santé, ce qui a renforcé les inégalités en matière de santé. C’est pourquoi la pandémie a été décrite comme une « syndémie » c’est-à-dire un ensemble synergique de problèmes associés à une « configuration perpétuelle de conditions sociales nocives » qui se combinent pour nuire à la santé et accroître les inégalités en matière de santé[18]. Dans cette optique, des experts en santé publique ont avancé (l’idée) que s’attaquer aux maladies non transmissibles (telles que l’hypertension, l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires et respiratoires chroniques) serait une condition préalable pour réellement endiguer le virus du Covid-19. Les approches intersectorielles telles que la « santé dans toutes les politiques » s’avèrent alors très utiles pour faire face aux effets à long terme de cette pandémie sur la santé[19].
En ce qui concerne le second point, c’est-à-dire le déploiement multi-niveau de ces approches, notons que le groupe d’experts de haut niveau pour « One Health » (One Health High-Level Expert Panel – OHHLEP) considère que l’approche « Une seule santé » « peut être appliquée aux niveaux communautaire, infranational, national, régional et mondial, et repose sur une gouvernance, une communication, une collaboration et une coordination partagées et efficaces[20] ». La « santé dans toutes les politiques » est, quant à elle, pensée au niveau mondial par les États et l’OMS, mise en œuvre au niveau continental par l’UE, et déclinée au niveau national par les États volontaires. Elle se développe beaucoup au niveau des collectivités territoriales en France, en particulier à travers les études d’impact en santé, menées de plus en plus fréquemment à l’initiative de régions ou de communes.
En dépit de ces traits de ressemblance, « Une seule santé » et la « santé dans toutes les politiques » se distinguent par leur finalité et par l’approche de la santé sur laquelle elles sont chacune fondées.
B) Une individualité identifiable
Les deux approches étudiées se distinguent par leurs finalités. L’approche « santé dans toutes les politiques » poursuit un objectif ultime d’amélioration de la santé et de l’équité en santé[21].
Quant à « Une seule santé », son but est plus spécifique, car il vise à « atteindre une santé optimale par la prévention des risques et la minimisation des effets de crises dont l’origine se trouve à l’interface entre les humains, les animaux et leur environnement[22] ». Elle a initialement été pensée comme une question planétaire (« One world-One health ») dans la mesure où les nouveaux pathogènes émergents traversent les frontières[23]. Au départ centrée sur des questions biomédicales (zoonoses et résistance aux antimicrobiens), « Une seule santé » évolue lentement vers un champ plus large « incluant les problématiques de sécurité sanitaire des aliments, d’adaptation au changement climatique et de biodiversité[24] ».
La différence entre les deux approches apparaît flagrante quand on se penche sur des exemples concrets d’application de l’approche « santé dans toutes les politiques ». En effet, cette dernière peut se concrétiser par des mesures en matière d’aménagement du territoire urbain, fondées sur le constat que le fait de favoriser la circulation des piétons et des cyclistes contribue à améliorer leur santé, mais agit aussi sur la qualité de l’air et répond donc aux exigences sanitaires et environnementales[25]. De même, les politiques de l’éducation peuvent être conjuguées avec les objectifs des politiques de santé, dans la mesure où l’activité physique chez les enfants est favorable à leur santé, mais contribue également à améliorer leur taux de réussite scolaire[26]. La « santé dans toutes les politiques » peut donc concerner des secteurs de politiques très variés[27], là où « Une seule santé » n’interviendra pas en priorité.
Les deux approches étudiées se distinguent également au niveau de la définition de la santé sur laquelle chacune se fonde. Beaucoup constatent qu’encore aujourd’hui, la santé reste majoritairement vue sous le prisme des maladies touchant l’espèce humaine. La préservation de l’environnement, la santé animale et la santé durable d’un territoire restent absentes de la définition donnée par l’OMS en 1946[28]. La France considère qu’afin d’avoir une vision plus globale de la santé, il convient de « repenser notre façon d’aborder le concept de santé unique en intégrant mieux l’environnement et ainsi appréhender globalement la santé de tous les organismes vivants dans un écosystème donné ». Elle prenait position en 2022 pour l’adoption urgente d’une vision intégrée de la santé, plus englobante et holistique[29]. Ainsi, l’approche « Une seule santé » prend ses distances avec la définition de la santé adoptée par l’OMS dans sa constitution – un « état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » – sur laquelle la « santé dans toutes les politiques » est historiquement fondée[30]. Comme le résume le président du conseil scientifique de la Commission paneuropéenne sur la santé et le développement durable (relevant de l’OMS[31]), Martin McKee, « nous ne pouvons plus placer la santé des humains, des animaux et de l’environnement naturel dans des silos et espérer que tout ira pour le mieux[32] ». D’ailleurs, en France, la Société française pour le droit de l’environnement propose, pour le projet de loi « One Health », porté par l’Alliance Santé Biodiversité, de définir la santé comme « un état de complet bien-être des êtres vivants présents et futurs[33] ».
Une question centrale aujourd’hui est de savoir comment concrétiser ces approches, et en particulier comment leur donner une consistance juridique.
II. « One health » et « santé dans toutes les politiques » atteintes d’un même syndrome familial : l’impossible mise en œuvre des approches intégrées de la santé ?
Les approches « Une seule santé » et « santé dans toutes les politiques » peuvent être qualifiées d’approches « intégrées » de la santé (A). Cette nature particulière explique qu’elles rencontrent plusieurs obstacles dans leurs mises en œuvre respectives (B).
A) Des approches intégrées de la santé
La « santé dans toutes les politiques » et « Une seule santé » sont des approches intégrées de la santé[34]. Les approches intégrées (de l’anglais, mainstreaming) sont un procédé de « dissémination systématique d’un objectif dans le processus de l’action publique en vue d’incorporer différentes dimensions jugées d’intérêt supérieur » dans la conception des politiques[35]. Elles peuvent être mises en œuvre pour différents enjeux, tels que la santé, le climat, l’égalité entre les hommes et les femmes, la réduction des risques de catastrophes, les droits fondamentaux, etc. Certaines sont développées par les Nations Unies[36], l’Union européenne, ainsi qu’inscrites dans la loi en Australie[37], au Royaume-Uni[38], et même en France[39]. La Commission européenne s’est engagée dans une approche intégrée du climat (« climate mainstreaming ») pour son cadre financier pluriannuel 2021-2027[40] : au cours de cette période, l’UE devrait consacrer au moins 30 % de son budget à des objectifs liés au climat[41].
Leur objectif est de repenser les approches existantes en matière de prise de décision, de politique et d’opérations, ainsi que les cultures organisationnelles, en les réorganisant de manière à ce que les questions transversales deviennent une considération centrale, plutôt que périphérique[42]. Elles ont une vocation à la systématicité[43].
Elles peuvent être très spécifiques : il existe des approches intégrées appliquées à la matière budgétaire (budgétisation verte, budgétisation sexospécifique, budgétisation durable… documentées par l’OCDE[44]). Il existe des approches intégrées dites « quantitatives », développées notamment en Belgique afin de « rationaliser l’action et le débat publics en requérant l’examen et/ou la production de métriques (un objectif, un impact attendu, une donnée préalable, une performance passée) relatives à certaines finalités »[45].
Notons qu’« Une seule santé » se distingue des approches intégrées évoquées ci-dessus, car elle suppose l’interconnexion entre trois sujets (santé humaine, santé de l’environnement et santé animale). C’est cette interconnexion qui doit être intégrée de façon transversale dans les autres secteurs de l’action publique.
B) Les difficultés de mise en œuvre d’approches intégrées et le cas particulier d’« Une seule santé »
La concrétisation de telles approches se heurte au traditionnel fonctionnement institutionnel dit « en silos », c’est-à-dire cloisonné secteur par secteur. Nous avons déjà fait ces constats en ce qui concerne l’approche « santé dans toutes les politiques »[46]. Pour mettre en œuvre « Une seule santé » au niveau mondial, certains experts considèrent en effet que l’OMS a un périmètre trop restreint[47]. Sans qu’il soit nécessaire de créer une nouvelle organisation, les organisations internationales existantes (l’OMS, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [FAO], l’Organisation mondiale de la santé animale [OIE], le Bureau du représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la sécurité alimentaire et la nutrition), pourraient contribuer à changer les pratiques cloisonnées actuelles[48] afin de permettre l’opérationnalisation d’« Une seule santé ». Au niveau de l’Union européenne, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) reconnaît que les avis scientifiques qu’il produit sur des sujets tels que la santé animale et environnementale, la sécurité alimentaire, la durabilité environnementale, les effets du changement climatique sur la santé et la nutrition « doivent être de plus en plus intégrés et abordés sous l’angle d’une seule et même santé[49] ». Un fort processus d’acculturation reste encore à être mené aux niveaux supranational, national, et local pour permettre des actions décloisonnées en faveur des santés humaine, animale et environnementale. En outre, décloisonner les actions en matière de santé doit se faire dans le respect de l’intégrité de chacune des parties prenantes, des spécificités de chacun des acteurs impliqués, et des contextes dans lesquels des actions « Une seule santé » sont développées[50].
Mettre fin à un fonctionnement cloisonné en matière d’enjeux de santé supposerait un financement adapté des agences gouvernementales et des ministères, ainsi que des mécanismes de financement intergouvernementaux soutenant de nouvelles collaborations et de nouveaux canaux de communication, ce qui est difficile, car les organes de gouvernance sont souvent en concurrence pour obtenir des fonds[51]. Il y a là un réel intérêt à mettre en place des approches intégrées sur le plan budgétaire, comme évoqué précédemment. Cependant, ces choix dépendent de volontés politiques. En effet, en ce qui concerne par exemple l’application de la « santé dans toutes les politiques », les sujets par nature intersectoriels, comme la qualité de l’air dans les écoles, ne peuvent être traités sans moyens financiers suffisants.
La mise en œuvre effective de telles approches intégrées et leur traduction dans les systèmes juridiques suppose donc une réelle volonté de changement. En particulier, l’approche « Une seule santé » impliquerait de se détacher de la vision anthropocentrique (reposant sur l’opposition entre les personnes humaines et les choses[52]), qui irrigue nos systèmes juridiques et politiques. Une mise en œuvre complète d’« Une seule santé » entraînerait un tournant pour nos systèmes juridiques et politiques avec des conséquences radicales.
Or, en l’état actuel des choses, cette approche est pensée dans une forme assez limitée, c’est-à-dire se restreignant en grande partie à la protection de la santé humaine « à travers » la santé des animaux et de l’environnement (notamment avec la lutte contre l’antibiorésistance et les zoonoses)[53]. Autrement dit, notre appréhension actuelle d’« Une seule santé » peine à sortir du cadre classique d’un « objectif de santé publique dont les humains restent le centre[54] », ce qui freine la prise en compte d’autres enjeux qui bénéficieraient pourtant d’une telle approche, par exemple certaines problématiques liées à l’agriculture[55]. On sait pourtant que les animaux pourraient eux aussi bénéficier de l’approche « Une seule santé », en particulier certaines espèces de singes qui ont un patrimoine génétique proche du nôtre, et sont à ce titre particulièrement sensibles aux maladies humaines[56].
Cette résistance à un tel changement de paradigme semble être de nature politique, culturelle et sociétale[57]. En effet, elle nécessiterait de remettre en cause certaines activités encore considérées comme « traditionnelles » (comme la chasse). L’autorisation de destruction des renards, considérés en France comme des animaux susceptibles d’occasionner des dégâts, pose question aujourd’hui alors que leur rôle dans la santé des écosystèmes est de plus en plus documenté (notamment en ce qui concerne la lutte contre la maladie de Lyme)[58].
La « Théorie du changement One Health » élaborée par l’OHHLEP en 2021 dans le cadre du One Health Joint Plan of Action[59] propose des pistes intéressantes, par exemple l’élaboration de mesures et d’indicateurs pour les cadres de suivi et d’évaluation de l’approche « Une seule santé » ; le développement de modèles de structures, de législations et de réseaux de gouvernance pour « Une seule santé », la mise en place de mesures de sensibilisation adaptées aux leaders politiques et d’opinion aux niveaux national et infranational.
Par ailleurs, les études d’impacts font partie des mécanismes de mise en œuvre des approches intégrées reposant sur des indicateurs chiffrés[60]. L’accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne du 13 avril 2016, intitulé « Mieux légiférer »[61] reconnaît « la contribution positive qu’apportent les analyses d’impact à l’amélioration de la qualité de la législation de l’Union » et affirme que « les analyses d’impact devraient porter sur l’existence, l’ampleur et les conséquences d’un problème et examiner si une action de l’Union est nécessaire ou non. Elles devraient exposer différentes solutions et, lorsque c’est possible, les coûts et avantages éventuels à court terme et à long terme, en évaluant les incidences économiques, environnementales et sociales d’une manière intégrée et équilibrée, sur la base d’analyses tant qualitatives que quantitatives[62] ». Si l’on regarde les études d’impact de la Commission européenne, il est intéressant de constater qu’en 2011, la santé et la sécurité (en tant qu’impacts sociaux spécifiques) ont été intégrées dans les études d’impact contraignantes de la Commission dans 30 % des cas[63]. Une analyse fondée sur un échantillon de 20 analyses d’impact de la Commission publiées en 2023 sur le site internet eur-lex.europa, indique que certains progrès ont été faits en une décennie. Les évaluations d’impact ont été analysées par le prisme de trois critères : le thème du texte législatif en préparation (en ce qu’il est éloigné ou proche des questions de santé) ; la nature de la prise en compte (est-ce que la santé est citée incidemment, ou fait-elle l’objet de développements dédiés) ; le nombre d’occurrences du mot « health » (les documents étant disponibles uniquement en anglais). Il apparaît que les impacts sur la santé des projets législatifs sont fortement envisagés dans 20 % des cas ; modérément envisagés dans 30 % des cas ; faiblement envisagés dans 30 % des cas et non envisagés dans 20 % des cas. Les études d’impact semblent avoir un réel intérêt pour les problématiques décrites ici. Elles représentent une part de la solution, mais ne sont pas suffisantes.
Pour l’heure, la difficulté d’acculturation à l’approche « Une seule santé » s’illustre régulièrement. Au niveau de l’Union européenne, par exemple, le programme UE santé 2021-2027, a pour objectif principal la santé humaine (article 1) laquelle sera atteinte « le cas échéant » avec le concours de l’approche « Une seule santé ». Cette dernière apparaît donc comme un outil au service de la santé humaine, et non des trois composants interconnectés qui sont en théorie au cœur de cette approche. Les résultats à attendre d’une telle compréhension d’« Une seule santé » nous semblent très limités.
Le principe d’intégration de la santé dans les autres politiques et action de l’Union européenne est inscrit dans les traités européens, et souffre pourtant d’un manque de justiciabilité[64]. On peut donc a fortiori être relativement sceptique face aux possibilités de justiciabilité d’un principe « Une seule santé » qui n’a pas actuellement d’existence en droit constitutionnel de l’Union européenne. La définition même d’« Une seule santé » n’est pas perçue comme étant suffisamment opérationnelle[65].
Conclusion
Les approches intégrées sont des outils de conception et de conduite des politiques publiques encore nouveaux. Leur traduction juridique n’est pas encore fortement documentée. Il est probable que les systèmes juridiques s’en saisissent progressivement. Toutefois, au niveau de l’Union européenne, le principe d’intégration transversale des enjeux sanitaires (l’approche « santé dans toutes les politiques ») présent en droit de l’Union européenne depuis plus de trente ans, ne connaît pas de progression particulière dans son application. Quant à « Une seule santé », elle a pour particularité supplémentaire d’être une approche intégrée reposant sur trois dimensions interconnectées, les santés humaine, animale et environnementale. De multiples acteurs au niveau mondial et au sein des institutions européennes peuvent contribuer à enclencher une réelle dynamique en faveur d’« Une seule santé », en lien avec les efforts nationaux. Cela impliquera de faire évoluer certaines cultures institutionnelles, afin de décloisonner le traitement des enjeux liés à « Une seule santé », ce qui nécessitera sans doute une adaptation des cadres juridiques. Cela supposera aussi, sur le plan sociétal, de s’acculturer à une nouvelle vision des êtres vivants (non utilitariste), réellement compatible avec l’approche « Une seule santé ». Sommes-nous prêts à sauter le pas ?
[1] Conseil des ministres, Exposé de Paul Ribeyre sur la création d’une Communauté européenne de la Santé, 24/09/1952.
[2] L. Warin, « L’approche “santé dans toutes les politiques” saisie par le droit », Thèse, Université Paris Cité, 2022.
[3] Conseil des Communautés européennes et des Représentants des gouvernements des États membres réunis au sein du Conseil, Résolution du 7 février 1983 concernant la poursuite et la réalisation d’une politique et d’un programme d’action des Communautés européennes en matière d’environnement (1982-1986).
[4] Déclaration du Conseil des Communautés européennes et des représentants des gouvernements des États membres réunis au sein du Conseil, du 22 novembre 1973, concernant un programme d’action des Communautés européennes en matière d’environnement, JO C 112 du 20/12/1973, p. 1-53.
[5] Règlement (UE) 2021/522 du Parlement européen et du Conseil du 24 mars 2021 établissant un programme d’action de l’Union dans le domaine de la santé (programme « L’UE pour la santé ») pour la période 2021-2027, et abrogeant le règlement (UE) n° 282/2014.
[6] J. Zinsstag et al., « Mainstreaming One Health », EcoHealth, 2012, n° 9, p. 107-110.
[7] Ibid.
[8] Commission européenne, Direction générale de l’agriculture et du développement rural, Étude sur les stratégies d’alimentation visant à diversifier les sources de protéines utilisées dans différents systèmes de production animale dans l’UE, 2024.
[9] C. Aenishaenslin et al., « Chapitre 33. Zoonoses », in I. Goupil-Sormany (dir.), Environnement et santé publique. Fondements et pratiques, Presses de l’EHESP, 2023, p. 867-887.
[10] D. Fraser, «What do we mean by “One Welfare”? », Communication à la 4e conférence de l’OIE sur le bien-être animal, 6-8 décembre 2016, Guadalajara.
[11] Pour d’autres éléments à ce sujet, voir L. Warin, « One Health et l’approche “santé dans toutes les politiques” : de quoi parle-t-on ? », JDSAM, 2023, n° 36.
[12] G20, Déclaration de Rome, 21/05/2021 (consulté le 24/06/2024).
[13] E. Brosset, « Le juge de l’Union et le principe de précaution : état des lieux », RTDE, 2015, p. 737.
[14] Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la restauration de la nature et modifiant le règlement (UE) 2022/869 (projet) (consulté le 24/06/2024).
[15] Organisation mondiale de la santé, Glossaire de la promotion de la santé, 1998.
[16] Z. Kmietowicz, « Covid-19: “Health in all policies” will help protect world from future pandemics, says commission », BMJ, 2021, vol. 374, n° 2217.
[17] T. Diallo, « Health in All Policies: for a healthy and equitable post COVID-19 recovery? », GHP, 2022, vol. 29, n° 2.
[18] L. Green et al., « “Health in All Policies” – A Key Driver for Health and Well-Being in a Post-COVID-19 Pandemic World », IJERPH, 2021, vol. 18, n° 9468.
[19] R. Horton, « Offline: COVID-19 is not a pandemic », The Lancet, 2020, vol. 396, n° 874.
[20] OMS, « Le Groupe tripartite et le PNUE valident la définition du principe « Une seule santé » formulée par l’OHHLEP », Communiqué, 01/12/2021.
[21] 8e Conférence internationale pour la promotion de la santé, OMS, Déclaration d’Helsinki sur la santé dans toutes les politiques, Helsinki, Finlande, 2013.
[22] S. Duhamel, One Health – Une seule santé, évaluation d’une approche intégrée en santé, Rapport technique, Éditions AFD, avril 2021, n° 64 (l’auteur se référant à CDC, 2020, Gibbs, 2014 et Lerner et Berg, 2017).
[23] M. Figuié, « Les relations humain-animal et l’ambition biosécuritaire », Communications, 2022, vol. 1, n° 110, p. 127-138
[24] S. Duhamel, One Health – Une seule santé, évaluation d’une approche intégrée en santé, op. cit., l’auteur se référant à Harrison et al., 2019.
[25] L. N. Gase, R. Pennotti, K. D. Smith, « “Health in All Policies”: Taking Stock of Emerging Practices to Incorporate Health in Decision Making in the United States », JPHMP, 2013, vol. 19, n° 6, p. 529‑540.
[26] Ibid.
[27] Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie, « Refonder les politiques de prévention et de promotion de la santé », avis, 28 juin 2017, 36 p.
[28] Conseil scientifique Covid-19, « One health – une seule santé, santé humaine, animale, environnement : les leçons de la crise », op. cit.
[29] Ibid.
[30] L. Warin, « L’approche “santé dans toutes les politiques” saisie par le droit », op. cit.
[31] Scientific Advisory Board for Pan-European Commission on Health and Sustainable Development.
[32] Z. Kmietowicz, « Covid-19: “Health in all policies” will help protect world from future pandemics, says commission », BMJ, 2021, vol. 374, n° 2217 : « In its final report published on 10 September the commission said, “Covid-19 has demonstrated how, when one part of One Health is at risk, the other pieces are also in danger. Now, more than ever, we urgently need to implement a One Health approach to respond to threats to human health and progress towards sustainable development ».
[33] A. Michelot, « Quelle loi pour « une seule santé » en France ? Les propositions de la SFDE pour l’Alliance Santé Biodiversité », RJE, 2023, vol. 48, n° 1, p. 105-138.
[34] Sur la « santé dans toutes les politiques » en tant qu’approche intégré de la santé, voir L. Warin, « L’approche “santé dans toutes les politiques” saisie par le droit », op. cit. ; en ce qui concerne « One Health », elle est aussi considérée par l’OMS et l’UE comme une approche intégrée. Voir par exemple, Commission européenne, Communication au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « EU Biodiversity Strategy for 2030, Bringing nature back into our lives » (COM/2020/380 final) : la Commission affirme que l’UE poursuivra ses efforts pour appliquer l’approche « One Health », et se réfère à une définition de cette approche, donnée par l’OMS : « One Health is an integrated, unifying approach to balance and optimize the health of people, animals and the environment ». Voir aussi F. Gaunet et al., « Évaluation de l’efficacité d’outils innovants d’intelligence collective pour promouvoir le concept de « One Health » et le passage à l’action : une revue narrative », Hegel, 2024, vol. 1, n° 1, p. 45-55.
[35] N. Vander Putten, « Le mainstreaming chiffré comme outil de transformation sociétale ? Espoirs et écueils de trois dispositifs juridiques d’intégration », RIEJ, 2023, vol. 91, n° 2, p. 91-114.
[36] La Quatrième Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes, Pékin, 1995 (s’inscrivant dans la continuité d’autres conférences avant cela) consacre une approche intégrée de l’égalité femme-homme.
[37] Dans l’État d’Australie-méridionale, le South Australian Public Health Act 2011 consacre une approche intégrée de la santé.
[38] D. Barrett, « Mainstreaming equality and human rights: Factors that inhibit and facilitate implementation in regulators, inspectorates and ombuds in England and Wales », IJLC, 2024, p. 1-25.
[39] L’approche intégrée de l’égalité en France a reçu une reconnaissance officielle dans la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. Dans son article 1er, ce texte prévoit que « l’État et les collectivités territoriales, ainsi que leurs établissements publics, mettent en œuvre une politique pour l’égalité entre les femmes et les hommes selon une approche intégrée ».
[40] EU Commission, Staff working document, Climate Mainstreaming Architecture in the 2021-2027 Multiannual Financial Framework, 20/06/2022, SWD(2022) 225 final.
[41] [https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/eu-budget/performance-and-reporting/horizontal-priorities/green-budgeting/climate-mainstreaming_en] (consulté le 18/06/2024).
[42] A. Bleby, A. Foerster, « A Conceptual Model for Climate Change Mainstreaming in Government », TEL, 2023, vol. 12, n° 3, p. 623-648.
[43] C. Wamsler, G. Osberg G, « Transformative climate policy mainstreaming – engaging the political and the personal », GS, 2022, vol. 5, n° 13, p. 1-12.
[44] D. Catteau, « Les budgets locaux verts : simple instrument de pilotage de politiques publiques locales et/ou un instrument financier innovant ? », GFP, 2024, vol. 1, n° 7, p. 8-14.
[45] N. Vander Putten, « Le mainstreaming chiffré comme outil de transformation sociétale ? Espoirs et écueils de trois dispositifs juridiques d’intégration », op. cit.
[46] L. Warin, « L’approche “santé dans toutes les politiques” saisie par le droit », op. cit.
[47] M. Kazatchkine, « Conclusion. Réforme de l’OMS, les mutations indispensables », in Fr. Coulée, E. Hirsch, V. Pirard, G. Raguin, Sciences et pandémies : quelle éthique pour demain ?, Érès, 2023, p. 319‑331.
[48] J. Zinsstag et al., « Mainstreaming One Health », op. cit.
[49] ECDC, One Health Framework, May 2024 (consulté le 22/06/2024).
[50] L. Coutellec, « Intégration et décloisonnement : un défi épistémologique pour le Haut Conseil international d’experts pour l’approche One Health », in Fr. Coulée, E. Hirsch, V. Pirard, G. Raguin, Sciences et pandémies : quelle éthique pour demain ?, Érès, 2023, p. 175-187.
[51] J. Zinsstag et al., « Mainstreaming One Health », op. cit.
[52] C. Larrère, « Les éthiques environnementales », NSS, 2010, vol. 18, n° 4, p. 405-413.
[53] Y. Remvikos, « L’idée de santé et ses (més)aventures holistiques », ERS, 2023, vol. 22, n° 2, p. 93-98.
[54] M. Figuié, « Les relations humain-animal et l’ambition biosécuritaire », op. cit.
[55] M.-M. Olive et al., « Les approches One Health pour faire face aux émergences : un nécessaire dialogue État-sciences-sociétés », NSS, 2022, vol. 30, n° 1, p. 72-81.
[56] Organisation mondiale de la santé animale, Une seule santé (consulté le 24/06/2024).
[57] Pour une réflexion sur la « sensibilisation au concept « One Health » », voir F. Gaunet et al., « Évaluation de l’efficacité d’outils innovants d’intelligence collective pour promouvoir le concept de « One Health » et le passage à l’action : une revue narrative », op. cit.
[58] D. Thierry, « Atteintes à la biodiversité et risques épidémiques », RJE, 2020, HS20, p. 81-93.
[59] L. Coutellec, « Intégration et décloisonnement : un défi épistémologique pour le Haut Conseil international d’experts pour l’approche One Health », op. cit.
[60] N. Vander Putten, « Le mainstreaming chiffré comme outil de transformation sociétale ? Espoirs et écueils de trois dispositifs juridiques d’intégration », op. cit.
[61] JOUE L 123/1.
[62] Ibid.
[63] A. Renda, « Les études d’impact des réglementations de l’Union européenne : état des lieux et pistes de réforme », RFAP, vol. 149, n° 1, 2014, p. 79-103.
[64] L. Warin, « L’approche “santé dans toutes les politiques” saisie par le droit », op. cit.
[65] S. Duhamel, One Health – Une seule santé, évaluation d’une approche intégrée en santé, op. cit.
Laurence Warin, « “Une seule santé” et “santé dans toutes les politiques”. Caractéristiques et difficultés de mise en œuvre d’approches intégrées de la santé », One Health en droit international et européen [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 03 | 2025, mis en ligne le 6 mars 2025. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=3788.