Manon Bonnet — La guerre dans la Constitution française

Manon Bonnet
Enseignant-chercheur à l’Université de Grenoble

Résumé : L’étude de la place de la guerre dans la Constitution française conduit rapidement à constater simultanément la rareté de ses occurrences textuelles et l’ampleur des dispositions constitutionnelles mobilisées, en pratique, pour faire face à de telles situations. La présente contribution entend présenter les grands traits d’un régime constitutionnel de la guerre, c’est-à-dire les éléments constitutionnels qui limitent matériellement le recours à la guerre, qui encadrent son déclenchement et qui déterminent ses conséquences sur le processus décisionnel interne. L’étude de ce régime conduit à mettre en avant à la fois les contournements dont il a fait l’objet et ses évolutions liées tant aux enjeux institutionnels du régime français qu’à une évolution plus globale des conflits.

Lors de la déclaration du gouvernement relative à la guerre en Ukraine et aux conséquences pour la France du 22 octobre 2022, la Première ministre évoquait un « devoir d’aider l’Ukraine autant que nous pouvons sans entrer en guerre avec la Russie ». Ce positionnement marqué par une volonté de participer sans pour autant prendre part directement au conflit reflète l’ambiguïté entourant le recours à la guerre.

Le terme de « guerre » nécessite d’emblée certaines précisions. Aussi utilisé soit-il, il renvoie à des réalités diverses[1]. Un premier constat est que la guerre ne correspond pas à une catégorie juridique spécifique même si elle est, en général, assimilée au conflit armé international, c’est-à-dire à un affrontement armé entre deux États[2], excluant ainsi les conflits internes. En dehors des catégories de conflits établies par le droit international humanitaire, le terme renvoie de manière plus générale à un conflit armé entre plusieurs groupes en tout cas à une forme de violence physique[3]. Un second constat est que la guerre dépasse dorénavant largement la seule question militaire et les affrontements physiques. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’actualité : le retour d’un conflit armé interétatique en Europe par l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie a donné lieu à une large gamme de réponses allant de la fourniture de matériel militaire aux sanctions économiques, en passant par la cyberdéfense et des sanctions politiques internationales. En outre, ces différentes réponses à la guerre ont lieu à plusieurs niveaux, internes, régionaux, à travers l’Union européenne et le Conseil de l’Europe par exemple, et internationaux.

L’encadrement constitutionnel de la guerre se situe à la croisée d’un grand nombre de problématiques. Premièrement, le recours à la guerre et l’encadrement du pouvoir politique en temps de guerre reflètent la recherche d’un équilibre entre certaines dynamiques contradictoires : d’un côté, parce qu’elle constitue une situation exceptionnelle, un temps de crise, la guerre nécessite une prise de décision rapide ; de l’autre, les principes démocratiques et libéraux consacrés par la Constitution requièrent un degré minimal de discussion et de concertation. De la même manière, le principe de nécessité que fait naître la situation d’une atteinte à l’intégrité et à la sécurité de la nation ouvre la possibilité de mise en œuvre de régimes dérogatoires constitutionnels ou internationaux : un régime de guerre, par opposition au régime de paix, particulièrement en matière de protection des droits fondamentaux. Deuxièmement, envisager la place de la guerre dans la Constitution conduit à constater le caractère protéiforme de la guerre, notamment au regard de son évolution contemporaine, qui recouvre une multiplicité des problématiques constitutionnelles liées à la guerre. Pour n’en citer que quelques-unes, la guerre dans la Constitution renvoie simultanément aux questions procédurales de déclenchement de la guerre, à l’encadrement des pouvoirs exceptionnels, aux relations extérieures de l’État, à l’expansion du domaine de la sécurité nationale et de la défense, à l’encadrement de l’armée, aux éléments de finances publiques liées à la défense ou encore aux rapports de systèmes notamment au regard de la sécurité collective , du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Troisièmement, le traitement de la guerre par une Constitution ne peut être envisagé qu’au regard de l’histoire et du contexte politique de l’État en question, en ce que les textes constitutionnels tendent généralement à répondre à répondre à des conflits antérieurs violents, qu’ils soient internes ou internationaux.

L’appréhension de la guerre dans la Constitution française conduit d’emblée à envisager le sujet comme trop restreint ou trop large. L’étude apparaît très restreinte a priori, car le terme de guerre n’apparaît que deux fois dans le texte constitutionnel, à l’article 35 relatif à la déclaration de guerre et à l’alinéa 14 du Préambule de 1946 suggérant que la guerre n’est pas un objet particulièrement saisi par la norme constitutionnelle. Cette première lecture est toutefois trompeuse, car l’extension des domaines de la guerre conduit, en réalité, à mobiliser différents outils constitutionnels qu’ils soient ou non spécifiquement prévus à cet effet impliquant une extension presque infinie de l’objet d’étude. Sans prétendre à l’exhaustivité, la présente étude entend ainsi tracer le contour de ce que nous désignerons comme le régime constitutionnel de la guerre, c’est-à-dire les outils constitutionnels mobilisés pour encadrer et faire face à la guerre. Plusieurs dimensions d’un tel régime peuvent être identifiées : premièrement la Constitution interdit certaines formes de guerres auxquelles la France a renoncé[4] ; deuxièmement, le texte prévoit une procédure spécifique de déclenchement de la guerre qu’est la déclaration de guerre ; troisièmement, le texte prévoit différents outils pour gérer la guerre dont deux régimes exceptionnels – les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 et l’état de siège de l’article 36 – que les gouvernants peuvent déclencher pour faire face à la guerre s’ajoutant aux procédures prévues en temps de paix pour préparer la guerre. Ce premier constat s’accompagne d’un second : les trois dimensions du régime constitutionnel de la guerre ont été détournées, contournées ou modifiées depuis 1958… alors même que la France n’a jamais officiellement déclaré la guerre depuis l’adoption de la Constitution. Si ces entorses au régime constitutionnel de la guerre résultent de différents phénomènes sur lesquels nous reviendrons, on peut d’emblée constater qu’elles conduisent principalement à renforcer le pouvoir exécutif et à affaiblir, in fine, le contrôle et les contre-pouvoirs déjà limités en la matière.

I. Un encadrement du régime constitutionnel de la guerre

Avant d’envisager les raisons et les conséquences du contournement des limites constitutionnelles en matière de guerre, il convient de dresser brièvement le tableau du régime constitutionnel de la guerre en envisageant ses différentes dimensions. Comme cela a été évoqué plus haut, la Constitution française consacre tout d’abord certains principes pacifiques historiques (A) auxquels s’ajoutent à la fois un encadrement de la procédure de déclenchement de la guerre (B) et deux régimes exceptionnels constitutionnalisés (C).

A) La limitation matérielle du recours à la guerre : les principes constitutionnels pacifiques[5]

La Constitution de 1958 a, tout d’abord, hérité des principes pacifiques développés lors de la Révolution française qui consacrent une limitation de l’emploi de la force inscrits dès le 22 mai 1790 dans le décret de Déclaration de paix au monde. À ces principes s’ajoute, en outre, l’interdiction progressive par le droit international du recours à la force dans les relations internationalisées désormais relayée affirmée par la Charte des Nations unies.

Comme le souligne J. Mekhantar « [l]e droit constitutionnel régissant l’emploi de la force armée marque […] l’héritage de la double constitutionnalisation des principes pacifiques de la Révolution française réaffirmés ensuite comme principes pacifiques de la République »[6]. L’auteur identifie quatre grands principes favorables à la paix, dont trois renvoient à des limitations matérielles du recours à la force armée : l’institution de la force à l’avantage de tous, inscrit à l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[7] ; l’interdiction d’employer la force pour des guerres de conquête désormais inscrite à l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946[8] et l’interdiction d’employer la force contre la liberté d’un peuple inscrite au même endroit[9]. Il est à noter que si ces principes pacificateurs ont été repris par plusieurs constitutions républicaines, ils n’ont pas été systématiquement consacrés par les textes constitutionnels français. Ainsi, « les constituants de 1793, de 1795 et même jusqu’à l’Empire, au fur et à mesure que la République devient de plus en plus fictive, vont de moins en moins se réclamer des principes de 1789-1790 »[10]. On notera ainsi que l’article 274 de la Constitution du 5 fructidor an III prévoit seulement : « La force armée est instituée pour défendre l’État contre les ennemis du dehors, et pour assurer au-dedans le maintien de l’ordre et l’exécution des lois ». Le Sénatus-consulte organique de l’an XII attribue, en outre, une place particulière à la guerre à travers le serment de l’Empereur[11]. Les principes constitutionnels pacifiques ont ensuite fait leur retour à travers le texte de la Constitution de la IIe République[12], disparu des lois constitutionnelles de 1875 et réapparu sous les IVe et Ve Républiques. Ces principes pacifiques disposant désormais d’une valeur constitutionnelle doivent par ailleurs être mis en lien avec l’évolution du droit international et le renoncement au recours à la force armée « soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts de la Charte »[13]. Après plusieurs décennies d’oscillations, la guerre devient donc illicite et « l’interdiction du recours à la force ou de sa menace fait […] partie des normes impératives, auxquelles aucune dérogation, de quelque nature ou de quelque manière que ce soit, n’est admise »[14]. La dimension internationale des principes constitutionnels pacifiques se retrouve en outre à l’alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ».

La constitutionnalisation de ces principes semble toutefois limitée dans sa portée pour deux raisons principales : d’une part, et nous y reviendrons, la décision de déclencher une guerre demeure principalement, en pratique, entre les mains du pouvoir exécutif et se trouve globalement exclue de toute forme de contrôle ; d’autre part, l’application de l’article 12 de la Déclaration de 1789 par le Conseil constitutionnel a, pour l’heure, fait l’objet d’un contentieux restreint se limitant notamment à fonder l’interdiction de déléguer le pouvoir de police administrative générale à des personnes privées[15]. S’il existe ainsi une forme de jus ad bellum constitutionnel interdisant certaines formes de guerre, celui-ci semble donc limité dans sa portée. D’autres dimensions du régime constitutionnel de la guerre sont toutefois encadrées parmi lesquelles la déclaration de guerre.

B) L’encadrement du déclenchement de la guerre : la déclaration de guerre

En France, le débat relatif à la procédure de déclaration de guerre a été entamé en 1790. Il aboutit à permettre « aux représentants [de la Nation] de prendre une part importante dans la décision de recourir à la force et […] a imposé la formalité préalable de la déclaration de guerre »[16]. Ce débat, qui portait notamment sur le pouvoir décisionnel qui devait être attribué au Roi et au Corps législatif, peut être mis en lien avec l’idée qu’Emmanuel Kant a ensuite développée selon laquelle les démocraties seraient moins belliqueuses dès lors que les représentants des citoyens qui subissent la guerre disposent d’un pouvoir décisionnel quant au recours à la guerre[17]. Depuis le décret du 22 mai 1790, le principe de l’approbation par – ou plutôt de la participation de – la représentation de l’emploi de la force a perduré, à travers des modalités toutefois variables[18]. Plusieurs formules ont ainsi été adoptées quant à la participation des représentants de la Nation au cours de l’histoire constitutionnelle française allant d’un octroi « des pleins pouvoirs de décision de guerre »[19] au lendemain de la Révolution à des régimes d’assentiment préalable du Parlement sous la IIIe République[20] ou un vote préalable sous la IVe République[21]. En dépit, donc, de l’importance de la participation de la représentation nationale à la décision de guerre, force est de constater que


l’étude des fonctions du Parlement dans la décision de guerre montre que les représentants de la Nation n’ont jamais été titulaires d’un fort pouvoir : engager et mener une guerre oblige à une réactivité certaine qui ne sied pas à une institution représentative et doit donc être mise en œuvre par le pouvoir exécutif[22].

Sous la Ve République, la déclaration de guerre est régie à l’article 35 de la Constitution de 1958. Dans sa version initiale, le texte prévoyait que « [l]a déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Cette autorisation nécessite une « approbation expresse, portant sur un texte précis, et non par exemple un simple accord implicite par vote de crédits »[23]. Si nous reviendrons sur les contournements et l’évolution qu’a connus ce texte, il faut dès à présent souligner que cette disposition n’a jamais été utilisée. Toutefois, la procédure de déclaration de guerre, tombée en désuétude, reflète par sa procédure une volonté de limiter le pouvoir de décider la guerre en incluant notamment les représentants de la Nation qui subira le coût de la guerre.

C) L’encadrement du pouvoir en période de guerre : les régimes exceptionnels et la gestion de la guerre

Au-delà du déclenchement de la guerre et de ses encadrements matériels et procéduraux, la gestion de la guerre à la fois en temps de guerre et en temps de paix doit être ici mentionnée.

D’une part, l’appréhension constitutionnelle de la guerre ne se limite pas au seul déclenchement de la guerre, mais recouvre en réalité une multitude de problématiques dont la plupart reflètent la mainmise de l’exécutif en général et du président de la République en particulier sur ce domaine[24]. Comme le veut la locution latine, si vis pacem, para bellum, et la préparation de la guerre sous la Ve République relève du pouvoir exécutif à travers différents outils. Ce constat ne saurait surprendre tant au regard des (dés)équilibres du régime que du rôle attribué au président de la République au sein des institutions de la Ve République. Sans que la présente étude ne soit le lieu de dresser un tableau détaillé de chacune des prérogatives en question, certaines d’entre elles peuvent être mentionnées pour illustrer le propos. Chef des armées, le Président préside par exemple les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale conformément à l’article 15 de la Constitution. À ces attributions s’ajoute le développement du domaine réservé du président de la République[25] en matière de défense, notamment concernant la stratégie nucléaire, et le pouvoir qui lui est octroyé de décider seul de recourir à l’arme ultime qui constitue certainement un symbole de la concentration de la capacité décisionnelle en matière guerrière. Le phénomène de « captation présidentielle » du pouvoir se retrouve plus largement en matière de relations extérieures[26] dont le domaine de la défense n’est qu’un aspect. En outre et plus largement l’importance du pouvoir exécutif en matière financière, de programmation militaire[27] ou encore de vente d’armement[28] lui permet de contrôler l’ensemble de la politique de défense.

D’autre part, la survenance d’une guerre constitue une situation exceptionnelle qui peut être gérée par des moyens exceptionnels. Sans que les états d’exception[29] ne constituent le cœur de la présente étude, il convient toutefois de les mentionner dans la mesure où ils constituent des moyens constitutionnels de faire face à la guerre. La Constitution de 1958 prévoit deux états d’exception que sont les pouvoirs exceptionnels et l’état de siège prévus respectivement aux articles 16 et 36 du texte. À ceux-ci s’ajoutent les autres régimes d’exception progressivement développés[30]. Préférés à des formules plus anciennes de suspension de la Constitution[31], ces régimes prévoient des modes de « production de normes dérogatoire » marqués par la poursuite de « la finalité qui justifie l’état d’exception, institué, de manière temporaire, pour faire face à une situation de fait exceptionnelle, par sa fréquence, et dramatique, par son intensité, au nom d’un motif impérieux supérieur »[32]. Si ces régimes ont connu différentes évolutions sur lesquelles nous reviendrons, il faut d’emblée souligner l’ampleur des pouvoirs accordés au pouvoir exécutif et particulièrement au président dans de tels contextes.

L’encadrement du pouvoir en période de guerre reflète le besoin de prise de décisions rapide et le caractère intrinsèquement exceptionnel de la situation de guerre justifiant notamment une concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif. Reste que la mobilisation des différents outils constitutionnels évoqués révèle en réalité les limites de ces dispositifs ayant ouvert la voie tant à leur contournement qu’à leur évolution.

II. L’insuffisance du régime constitutionnel de la guerre : contournements et évolutions

Le texte de 1958 prévoyait un encadrement des différentes dimensions de la guerre hérité en partie de l’histoire constitutionnelle française visant à la fois à limiter le recours à la guerre et à préserver une forme de légalité en période exceptionnelle. La pratique du régime a toutefois conduit à certains contournements des limites prévues (A) et à son évolution (B).

A) Les contournements des limites instaurées par le régime constitutionnel de la guerre

Les dispositifs du régime constitutionnel de la guerre ont fait l’objet de différents contournements liés notamment à la volonté de ne pas qualifier de guerre certains conflits.

Parmi les exemples marquants de contournement, on trouve la création du régime de l’état d’urgence en 1955 résultant notamment de la volonté de ne pas avoir recours à l’état de siège de l’article 36 de la Constitution qui aurait nécessité de qualifier de guerre les « événements d’Algérie ». Cette volonté de « masquer la véritable nature des événements d’Algérie » [33] a conduit à contourner le régime prévu en en créant un nouveau.

L’« inutilité »[34] de l’article 35 de la Constitution est également liée à un contournement systématique de la disposition. En effet, tant les « multiples interventions des forces armées en Afrique, motivées par l’exigence de respecter les accords de défenses » que les « opérations de sécurité collective conduites dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies »[35] ont été exemptées de cette autorisation parlementaire du fait du refus catégorique du Gouvernement de les qualifier de “guerre”. Invoquant tantôt la Charte des Nations unies fondant les actions de sécurité collective[36] à l’instar de M. Rocard lors de débats sur la crise du Golfe, tantôt des opérations de « protection des populations civiles »[37] comme F. Fillon concernant l’intervention en Lybie en 2011, ou encore la distinction entre guerre déclarée et opération militaire à l’instar de L. Jospin concernant l’intervention au Kosovo en 1999[38], les différents gouvernements se sont toujours attachés à affirmer que les « opérations extérieures » selon le vocabulaire désormais admis n’impliquaient pas d’entrer en guerre. S’il est certainement discutable d’affirmer que l’envoi de troupes menant à proprement parler des opérations de guerre telles que des bombardements ne peut être assimilé à une guerre au sens de l’article 35, cette « approche sémantique » relevant « d’un formalisme excessif » a contribué à rendre ladite disposition inutile[39]. Le développement des « opérations extérieures »[40] a ainsi participé à rendre obsolète la disposition originelle.

Par ailleurs, l’évolution globale de la nature des conflits armés internationaux et le nombre croissant de conflits armés couplé au développement d’un appareil de sécurité collective ont conduit à modifier les modalités d’engagement des États dans les conflits armés.

B) Les évolutions du régime constitutionnel de la guerre

Marqué par la prévalence du pouvoir exécutif, le régime constitutionnel de la guerre a fait l’objet de plusieurs évolutions. La révision constitutionnelle de 2008 a ainsi eu vocation à procéder à un rééquilibrage des pouvoirs au sein du régime, rééquilibrage auquel n’ont pas échappé les dispositions consacrées à la guerre. L’article 35 de la Constitution a fait l’objet d’une importante modification conduisant à l’ajout de trois alinéas prévoyant une obligation d’information du Parlement en cas de décision de « faire intervenir les forces armées à l’étranger »[41] et une autorisation en cas de prolongation de l’intervention au-delà de quatre mois[42]. Les débats relatifs à cette révision révèlent simultanément la volonté des parlementaires de participer au processus décisionnel relatif à l’envoi des troupes à l’étranger et la réticence du gouvernement à inclure activement le Parlement dans ces décisions. Parmi d’autres propositions, la possibilité de créer un régime d’autorisation a, par exemple, été discutée[43]. En outre, les débats ont abouti à amender le projet de révision en précisant, notamment, le délai dans lequel le gouvernement est tenu d’informer le Parlement ainsi que le délai à partir duquel le gouvernement doit demander une autorisation de prolongation[44]. En revanche, si certains avaient évoqué la possibilité de créer une obligation d’information du Parlement concernant les accords de défense[45], cette possibilité a été écartée notamment au motif que le président Sarkozy avait déjà annoncé sa volonté de rendre publics les nouveaux accords de défense passés avec les anciennes colonies françaises[46]. Parmi les autres arguments avancés par la majorité présidentielle de l’époque, l’inclusion, dans la révision en cours, de la possibilité pour un groupe parlementaire de demander au gouvernement de faire une déclaration sur un sujet (suivie d’un débat), devait constituer un instrument suffisant parmi les outils de contrôle pour que le Parlement puisse se saisir des éléments relatifs à la défense[47]. Les déclarations gouvernementales de l’article 50-1 de la Constitution ont d’ailleurs été utilisées à plusieurs reprises en ce sens, l’un des derniers usages en date ayant été relatif au conflit entre la Russie et l’Ukraine[48]. Reste qu’une telle procédure ne permet au Parlement ni d’imposer le débat ni d’empêcher le pouvoir exécutif de faire participer les troupes françaises à un conflit. Le constat n’est pas purement fictif, en ce que les opérations extérieures peuvent constituer un soutien à l’une des parties (gouvernementale ou non) à un conflit interne, étant précisé que le choix de la partie à soutenir est parfois controversé – comme l’illustre la polémique ayant touché la ministre des Affaires étrangères, M. Alliot-Marie, au moment de la Révolution tunisienne en 2011[49]. Parmi les autres évolutions du régime constitutionnel de la guerre, il faut mentionner l’adoption en juillet 1999 de l’article 53-2 de la Constitution permettant la reconnaissance de la juridiction de la Cour pénale internationale et ouvrant la possibilité que le président de la République puisse être jugé pour un crime international devant la cour de La Haye, même si la France n’a pas ratifié l’amendement de Kampala concernant le crime d’agression[50]. Le régime constitutionnel de la guerre a également connu, en 2008, une évolution relative aux pouvoirs exceptionnels de l’article 16 « donnant au Conseil constitutionnel la possibilité d’examiner, au bout d’un certain délai (30 jours / 60 jours) si les conditions de recours à l’article 16 sont toujours réunies »[51]. Ces quelques éléments illustrent une certaine volonté de limiter le phénomène de concentration des pouvoirs que l’on peut observer en matière de guerre sans pour autant réellement convaincre de leur efficacité.

Le retour de la guerre résultant de l’agression de l’Ukraine par la Russie conduit certainement le constitutionnaliste français à se demander ce qu’il adviendrait si un président français nourrissait des ambitions belliqueuses similaires à celles de V. Poutine. Au-delà des objections politiques évidentes – espérons-le – qu’une telle démarche susciterait, et de l’interdiction posée par l’alinéa 14 du Préambule de 1946, les mécanismes constitutionnels permettant d’empêcher une telle action semblent bien limités.


[1] Sur ce point, voy. G. Galustian, « L’instrumentalisation politique du terme de la guerre », in Congrès de l’Association française de droit constitutionnel, Toulon, disponible en ligne, 15 juin 2023.

[2] A. Hamann, « Le statut juridique de la déclaration de guerre », Jus politicum, janvier 2016, n° 15 (consulté le 22 juin 2023).

[3] G. Bouthoul, Traité de polémologie : sociologie des guerres, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, Payot, 1991.

[4] Il en va ainsi de la guerre de conquête par exemple : voy. infra.

[5] L’expression est empruntée à J. Mekhantar, « La paix et la constitutionnalisation des principes pacifiques (de la Révolution aux Républiques) », in J. Mekhantar, R. Porteilla (dir.), Paix et constitutions, Paris, Éditions Eska, 2014, p. 203‑275.

[6] Ibid., p. 203.

[7] Sur les débats relatifs à cet article, voy. Ibid., p. 206‑207.

[8] Sur la portée et l’adoption de ce principe, voy. Ibid., p. 208‑213.

[9] Ibid., p. 213‑215.

[10] Ibid., p. 226.

[11] Ibid., p. 228.

[12] Le paragraphe V du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 prévoit ainsi que : « Elle respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ; n’entreprend aucune guerre dans des vues de conquête, et n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ».

[13] Charte des Nations unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco, entrée en vigueur le 24 octobre 1945, Art. 2-4.

[14] A. Hamann, « Le statut juridique de la déclaration de guerre », op. cit.

[15] J. Bonnet et A. Roblot-Troizier, « Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques – L’invocabilité en QPC de l’article 12 de la DDHC », Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, octobre 2017, n° 57. Voy. par exemple Cons. Const., Décision n°2017-637 QPC du 16 juin 2017, Association nationale des supporters et Cons. Const., Décision n°2021-940 QPC du 15 octobre 2021, Société Air France par laquelle le Conseil a considéré que cette interdiction constituait un « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (§.15).

[16] J. Mekhantar, « La paix et la constitutionnalisation des principes pacifiques (de la Révolution aux Républiques) », op. cit., p. 216.

[17] Pour une analyse en ce sens, voy. M. Ailincai, « La paix et l’emploi de la force : l’article 35 de la Constitution française », in J. Mekhantar, R. Porteilla (dir.), Paix et constitutions, Paris, Éditions Eska, 2014, p. 277‑304.

[18] Pour une analyse détaillée des différents régimes et des débats parlementaires relatifs à leur adoption voy. J. Mekhantar, « La paix et la constitutionnalisation des principes pacifiques (de la Révolution aux Républiques) », op. cit., p. 231‑251. Voy. également R. Leblond-Masson, « Le Parlement et la décision de guerre : retour sur l’article 35 de la Constitution », Revue française de droit constitutionnel, 2015, vol. 104, n° 4, p. 841‑844 ; M. Ailincai, « La paix et l’emploi de la force : l’article 35 de la Constitution française », op. cit., p. 278‑279.

[19] R. Leblond-Masson, « Le Parlement et la décision de guerre », op. cit., p. 844.

[20] L’article 9 de la Loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 dispose : « Le président de la République ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment préalable des deux chambres ».

[21] L’article 7 de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose : « La guerre ne peut être déclarée sans un vote de l’Assemblée nationale et l’avis préalable du Conseil de la République ».

[22] R. Leblond-Masson, « Le Parlement et la décision de guerre », op. cit., p. 844.

[23] P. Dabezies, « Article 35 », in F. Luchaire et G. Conac (éd.), La Constitution de la République française : analyses et commentaires, Paris, Economica, 1980, p. 776. Cité par M. Ailincai, « La paix et l’emploi de la force : l’article 35 de la Constitution française », op. cit., p. 282.

[24] N. Roussellier, La force de gouverner : le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, NRF essais, Paris, Gallimard, 2015.

[25] Pour quelques éléments politiques sur l’usage du domaine réservé, voy. J. Guisnel, « Un domaine absolument “réservé” : la politique étrangère et la défense », in Histoire secrète de la Ve République, Paris, La Découverte, Poche / Essais, 2007, p. 297‑309.

[26] T. Mulier, Les relations extérieures de l’État en droit constitutionnel français, Thèse en droit public, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 3 juillet 2018, p. 551‑623.

[27] M. Conan, « Les limites juridiques de la programmation militaire », Droit et défense, 1994, n° 4, p. 21‑36.

[28] T. Mulier, « Misère parlementaire en matière de défense », JP blog, 27 septembre 2021 (consulté le 27 juin 2023).

[29] Sur les états d’exception en France, voy. A. Vidal-Naquet, « Rapport France », AIJC, 2021, vol. 36, n° 2020, p. 381‑413. Le rapport du conseil d’État de 2021 : Conseil d’État, Les états d’urgence : la démocratie sous contraintes ?, Étude annuelle 2021, Paris, La documentation française, 2021, 224 p.

[30] Notamment l’état d’urgence prévu par la loi du 3 avril 1955 et l’état d’urgence sanitaire créé par la loi du 20 mars 2020. Se reporter notamment à : O. Beaud, C. Guérin-Bargues, L’état d’urgence : une étude constitutionnelle, historique et critique, Paris, LGDJ, 2018 ; sur l’état d’urgence sanitaire, peut-être V. Champeil-Desplats, « Qu’est-ce que l’état d’urgence sanitaire ? D’un état d’urgence à l’autre, ou l’intégration des régimes d’exception dans les États de droit contemporains », Revue française d’administration publique, 2020/4, n°176, p. 875-888 ; S. Hennette Vauchez, La Démocratie en état d’urgence : Quand l’exception devient permanente, Paris, Le Seuil, coll. Le compte à rebours, 2022.

[31] C. Bigaut, « Les suspensions de la Constitution : Les régimes dérogatoires aux dispositions constitutionnelles : les suspensions provisoires de la Constitution », La Revue administrative, 2002, vol. 55, n° 325, p. 47‑54.

[32] X. Magnon, « Le concept d’état d’exception. Une lecture juridique », Revue de droit public, 2021, p. 11.

[33] S. Le Gal, « Réformer les législations d’exception. Étude d’un projet de l’État-Major des armées (1968-1971) », Champ pénal, 2019, n° 17 (consulté le 2 juillet 2023).

[34] M. Ailincai, « La paix et l’emploi de la force : l’article 35 de la Constitution française », op. cit., p. 280.

[35] Ibid., p. 283.

[36] Assemblée nationale, séance du 12 décembre 1990.

[37] Sénat, séance du 22 mars 2011.

[38] Assemblée nationale, séance du 26 mars 1999.

[39] M. Ailincai, « La paix et l’emploi de la force : l’article 35 de la Constitution française », op. cit., p. 285.

[40] C. Richer, « Opérations extérieures : un essai de définition », Les Champs de Mars, 2021, vol. 36, n° 1, p. 131‑146.

[41] L’art. 35 [amendé] alinéa 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote ».

[42] L’art. 35 [amendé] alinéa 3 et 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Il peut demander à l’Assemblée nationale de décider en dernier ressort. / Si le Parlement n’est pas en session à l’expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l’ouverture de la session suivante ».

[43] Assemblée nationale, 3e séance du 27 mai 2008, débats sur l’article 13 du projet de révision.

[44] Le projet prévoyait un délai de 6 mois qui fut finalement ramené à 4 mois.

[45] Assemblée nationale, 3e séance du 27 mai 2008, débats sur l’article 13 du projet de révision, intervention de J.-C. Lagarde. Sur ce point on peut également noter que le régime des accords de défense au regard, notamment de l’article 53 de la Constitution apparaît incertain : P. Bachschmidt, « L’intervention militaire en Libye devant le parlement », Constitutions – Revue de droit constitutionnel appliqué, 2011, n° 3, p. 309‑315 ; V. Gœsel-Le Bihan, « À propos d’une catégorie constitutionnelle obscure : les traités ou accords qui engagent les finances de l’État », Revue française de droit constitutionnel, 2003, vol. 53, n° 1, p. 55‑72.

[46] Id. J.-L. Warsmann rappelle ainsi : « l’engagement pris par le Président de la République, notamment lors de son intervention devant le Parlement sud-africain le 28 février dernier, au cours de laquelle il a annoncé : “Les accords de défense entre la France et les pays africains seront intégralement publiés. J’associerai également étroitement le Parlement français aux grandes orientations de la politique de la France en Afrique” ».

[47] Assemblée nationale, 3e séance du 27 mai 2008. On peut relever en ce sens l’intervention de H. Morin, ministre de la Défense : « Il me semble que le Parlement dispose de suffisamment de moyens d’information pour suivre les opérations extérieures : questions d’actualité, auditions à l’initiative des commissions. Et rien ne l’empêche, si une opération vient à changer de nature, si le contexte diplomatique ou géostratégique se modifie, de débattre à nouveau. Mais soumettre chaque année à autorisation l’ensemble des opérations extérieures, ce serait avec certitude surcharger l’ordre du jour, puisque nous estimons à trente ou quarante le nombre d’opérations susceptibles de faire l’objet d’une autorisation ».

[48] Assemblée nationale, séance du 3 octobre 2022, Déclaration du gouvernement suivie d’un débat sur l’Ukraine.

[49] Voir par exemple : « TUNISIE – La petite phrase de MAM ne passe toujours pas », Le Point, 17 janvier 2011 (consulté le 2 juillet 2023).

[50] L. Danguy des Déserts, « La position française à propos de l’activation de la compétence de la Cour pénale internationale sur le crime d’agression », Annuaire Français de Droit International, 2017, vol. 63, n° 1, p. 742‑752.

[51] A. Vidal-Naquet, « Rapport France », op. cit., p. 383.


Manon Bonnet, « La guerre dans la Constitution française », Le retour de la guerre [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 17 décembre 2023, URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2457

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