Ghislain De Saint-Val Moutsinga, Docteur en droit privé, Université de Toulon, membre du CDPC Jean-Claude Escarras (UMR 7318 DICE), Avocat de formation (École du Sud-est), Enseignant-Chercheur à l’Université Omar Bongo du Gabon, membre du CERDIP
C’est une lapalissade que de dire que ces dernières années le mot crise a souvent été associé au secteur économique[1]. Cette fois-ci la crise est sanitaire et s’attaque directement au genre humain avec une ampleur inédite[2]. De petite épidémie partie de Wuhan en Chine, à l’ascension fulgurante vers les sommets pandémiques, la covid-19[3] s’est déployée sans épargner un seul pays, un seul continent[4], un seul territoire sauf rares exceptions. Depuis quelques mois en effet, ce virus mortifère exacerbé par la comorbidité d’une catégorie de la population est connu sous le nom scientifique de covid-19[5]. Découvert en 2019, ce virus est venu remettre en cause toutes nos certitudes en mettant à nu la vulnérabilité des États[6].
Or, au regard de la puissance de contagion du virus et de son cortège de malheurs, les contrats en cours et, notamment, les baux de droit commun que nous analyserons ici, ne peuvent plus s’exécuter normalement. Aussi, la covid-19 a non seulement remis en cause les équilibres contractuels mais elle aussi modifié l’économie voulue par les parties elles-mêmes lors de la formation du contrat. Ce faisant, et peu importe la lecture morale que l’on pourrait en faire, au nom du principe de la force obligatoire du contrat, aucune partie ne doit, en raison de la crise sanitaire, justifier de manière opportuniste l’inexécution de ses obligations contractuelles. En cela, le bailleur devrait pouvoir continuer à se prévaloir de la force obligatoire du contrat pour exiger de son locataire le respect de la parole donnée par le paiement à l’échéance du loyer. La crise sanitaire ne devrait donc avoir aucun effet à l’égard des parties sur l’exécution des obligations réciproques (I). Et pourtant, il n’est pas facile pour le bailleur d’exiger l’exécution des engagements contractuels au locataire tout en faisant fi des dysfonctionnements causés à la vie de la nation par la crise sanitaire (II). Cependant, si des exceptions existent, celles-ci ne sauraient se généraliser. C’est une évidence, d’autant plus qu’il existe plusieurs catégories de locataires dont la situation n’est pas rigoureusement impactée à l’identique (III).
I. La toute-puissance de la force obligatoire des contrats ou le respect de la parole donnée profitable au bailleur en toutes circonstances
Expression de leur libre volonté, le contrat est la loi que les parties se sont données elles-mêmes. Au regard de la force de l’engagement, l’on se sent lié à son cocontractant nonobstant des contingences comme l’irruption d’une pandémie (A). En cas de non-respect de la parole donnée, le créancier de l’obligation n’est pas pour autant désarmé, car il dispose d’un éventail de possibilités alternatives pour obtenir satisfaction (B).
A) Exécution des contrats en cours indépendamment de la pandémie de la covid-19
Pour coller à l’actualité sanitaire de la covid-19, il faut entendre par contrats en cours les contrats non encore éteints et dont l’exécution était en cours à la date de la mise en place par le gouvernement du pays de l’exécution du contrat[7] des mesures de restriction des libertés et notamment celles autorisant la fermeture de toutes les activités jugées non essentielles à la vie de la nation[8] dans le but de lutter contre la diffusion du virus. En effet, la véritable question que l’on pourrait se poser est la suivante : le locataire peut-il se sentir délié de son engagement de payer son loyer à l’échéance en raison de la survenance de la pandémie de la covid-19 ? Dans le code civil français de 1804, la force obligatoire n’est pas qu’un monstre sacré du droit, c’est une institution. C’est un pilier du droit commun des contrats qui a servi de fondement à la construction de l’édifice de la matière contractuelle. En cela, l’article1134 ancien du code civil ― encore applicable dans quelques anciennes colonies françaises dont le Gabon―, devenu articles 1103 et 1104 depuis l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, impose aux parties le respect de la parole donnée en toutes circonstances[9]. En référence à la célèbre locution latine pacta sunt servanda,qui veut dire que les conventions doivent être respectées, l’ancien article 1134 du code civil disposait que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou par les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi ».
Aux termes des dispositions de cet article, les parties n’ont pas de choix que de se conformer aux conventions qu’elles ont elles-mêmes souscrites de manière libre. Dans le cas d’espèce, les locataires ne peuvent prendre pour prétexte la crise sanitaire de la covid-19 pour échapper à leurs engagements, sauf s’ils établissent un lien de causalité entre la pandémie et leur inexécution[10]. Il s’ensuit donc que la crise ne peut dispenser les locataires de leurs obligations contractuelles. Au contraire, les locataires devront continuer à payer leurs loyers en contrepartie de la jouissance des lieux loués[11]. Cela veut dire qu’ils doivent, quelle que soit l’ampleur de la crise sanitaire, exécuter leurs contrats en évitant d’adopter tout comportement opportuniste pouvant s’apparenter à de la mauvaise foi[12]. Ici, la force obligatoire du contrat trouve sa pleine efficacité. D’ailleurs, la Cour de cassation a régulièrement invité les parties au respect scrupuleux de leurs engagements, peu importe des circonstances économiques nouvelles[13]. De plus, au nom du principe de l’intangibilité des contrats, le juge ne saurait réviser le contrat ni créer des conditions nouvelles, et ce malgré les circonstances nouvelles provoquées par la covid-19. C’est le sens de l’arrêt rendu en 2019 par la Cour d’appel de Paris qui a rappelé l’invincibilité de la force obligatoire des contrats[14].
Néanmoins, en cas de manquement du locataire, le bailleur dispose d’un éventail de possibilités alternatives pour obtenir de ce dernier l’exécution des engagements souscrits dans le contrat.
B) Alternatives offertes au bailleur victime d’inexécution d’obligations contractuelles par son locataire
Le créancier d’une obligation qui sollicite en vain l’exécution d’un engagement contractuel pris par le débiteur peut, lorsque certaines clauses le prévoient, recourir à la novation des obligations contractées (1)ou au mécanisme de la cession (2).
1. Utilisation par le bailleur de la novation comme modalité de paiement du loyer échu et impayé
La novation est une modalité de paiement dans la mesure où elle permet d’éteindre des obligations. Elle s’entend comme l’opération juridique par laquelle les parties décident de substituer une obligation nouvelle à une obligation préexistante qui est corrélativement éteinte[15]. Faute d’avoir été payé à l’échéance, si le bail comporte une clause de novation, le bailleur peut, dès lors, l’appliquer. Au-delà, s’il résulte de la lecture de l’article 1271 ancien devenu 1329 du code civil que la novation est la possibilité offerte aux parties de procéder à la substitution de leurs obligations par d’autres, elle peut prendre d’autres formes. En effet, la novation peut se traduire par le changement de la personne du débiteur ou tout simplement par le changement de la personne du créancier. Il s’ensuit que si le bailleur n’obtient pas du locataire l’exécution de son obligation, il peut, dans la mesure où le bail aurait prévu pareille hypothèse, nover celle-ci. En tous les cas, les parties devront elles-mêmes faire la preuve de leur volonté de nover leurs obligations[16] par des actes positifs, sans quoi la novation ne saurait véritablement produire les effets escomptés. Les dispositions de l’article 1271, devenu article 1329 du code civil issu de l’ordonnance du 10 février 2016, prévoient que l’intention de nover ne se présume pas, elle doit être prouvée par tout moyen[17]. C’est pourquoi le bailleur devra davantage manifester l’intérêt d’une telle solution en faisant la proposition à son locataire débiteur. En cas de contestations ultérieures, il appartiendra au juge d’apprécier quelle a été la volonté réelle des parties.
Dans le cadre du contrat de bail, le bailleur impayé du fait de la crise sanitaire a le choix soit d’accepter par lettre la substitution de l’ancien débiteur par un autre qui le décharge de ses obligations et s’engage à son égard, soit le bailleur peut opter pour le changement d’obligations. Cela veut dire que, plutôt que le paiement de la somme d’argent correspondant au loyer impayé, la substitution portera sur un engament différent. Par exemple, le bailleur pourrait accepter que le locataire exécute son obligation par une prestation en nature en lieu et place du paiement de la somme d’argent initialement prévue dans le bail (bail commercial ou bail de location). De même, sur le fondement des articles 1329 et 1332 nouveaux du code civil, ancien article 1271, le bailleur impayé a la possibilité d’accepter le changement de débiteur avec ou sans son consentement[18]. Il peut également s’agir de l’hypothèse où un tiers accepte de payer à la place du débiteur la dette du créancier.
Enfin, le bailleur impayé peut transmettre sa créance à un tiers en ayant obtenu préalablement le consentement du locataire. C’est ce qu’on appelle la novation par le changement de créancier, prévue par le nouvel article 1333 du code civil, anciennement article 1271-3. Ce mécanisme, souvent présenté comme une forme de cession des créances, exige que le débiteur (locataire) cédé puisse donner préalablement son accord pour permettre au créancier (bailleur), le cédant, d’obtenir pleine satisfaction.
2. Recours à la cession de contrat et à la cession de créances comme mode de satisfaction du bailleur impayé en période d’état d’urgence sanitaire
La cession des contrats n’est pas une pratique née avec la réforme du droit des contrats, c’était une pratique déjà courante[19]. Toutefois, depuis le 1er octobre 2016, la pratique de la cession des contrats est désormais encadrée par les articles 1216 et 1216-3 du code civil. Sous réserve de trois conditions, la cession du contrat reste possible. Le bail doit d’abord être en cours d’exécution. Il ne doit ne doit pas, ensuite, avoir été conclu intuitu personae. Enfin, le bail ne doit comporter aucune clause excluant sa cession à un tiers.
Lorsque le tiers devient cessionnaire du contrat cédé après consentement formellement constaté dans un écrit, il est automatiquement lié au débiteur. Si le bailleur désire vendre son bien immobilier, l’acquéreur de l’immeuble se rendra également cessionnaire des contrats liés au bien immobilier[20]. Comme exemple de cession légale, on peut citer le cas du contrat de bail que le bailleur est en droit de transmettre à l’acquéreur de l’immeuble (article 1743 du code civil).
La cession de créance constitue quant à elle l’une des possibilités à laquelle le bailleur a recours pour obtenir satisfaction. La cession duale des « droits et obligations », bien ancrée dans la doctrine et la jurisprudence, n’existe plus depuis le 1er octobre 2016. Désormais, la cession de créance ne concerne que la transmission d’une somme d’argent. Dès lors, en cas d’impossibilité de paiement d’une somme d’argent, le locataire pourra fournir à son bailleur soit une prestation de service, soit la délivrance d’une chose en nature déterminée ou déterminable[21]. Pour être valide, la cession de créance projetée par le créancier doit nécessairement obéir aux conditions générales de validité des contrats prévues à l’article 1108 du code civil devenu article 1128 depuis le 1er octobre 2016. Par exemple, le bailleur ayant cédé ses parts sociales cédera par la même occasion sa créance au sous-acquéreur des parts[22]. Ce faisant, pour solide qu’il soit, le principe de la force obligatoire des contrats peut s’affadir sous les coups de boutoir de la covid-19 et profiter en conséquence aux locataires.
II. Échec de la force obligatoire des contrats devant la covid-19 ou l’alliée inattendue du locataire défaillant
Figure incontournable du droit des contrats, la force obligatoire était consacrée à l’article 1134 du code civil, devenu l’article 1103. Or, à l’épreuve de la covid-19, ce pilier du droit des contrats tend à vaciller. Ainsi devrait-on le dire, le coronavirus peut être considéré comme un cas de force majeure justifiant le non-respect par le locataire de ses obligations contractuelles (A).De même, ce dernier peut aussi se prévaloir de la théorie de l’imprévision pour contraindre le bailleur à faire des concessions (B).
A) Covid-19 : un cas de force majeure justifiant le non-respect des engagements contractuels souscrits par le locataire
Avec la mise en place de la mesure du confinement dans plusieurs pays, des millions d’individus se sont trouvés ainsi empêchés de travailler dès lors que le télétravail était impossible. Cette situation a eu pour conséquence de priver ces derniers d’un revenu certain pour honorer leurs obligations nées du contrat, notamment le paiement du loyer. Pour se défendre, certains locataires peuvent légitimement invoquer la force majeure pour justifier leur défaillance[23]. L’article 1218 1er alinéa du code civil (ex. article 1148) issu de l’ordonnance du 10 février 2016, dispose qu’« [i]l y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ». De la lecture de cet article, il résulte que la force majeure requiert la réunion de trois caractères cumulatifs.
Cette trilogie s’articule autour de l’irrésistibilité de l’événement, l’imprévisibilité de l’événement et son extériorité empêchant le débiteur d’exécuter son obligation. Il apparaît au regard de la pandémie de la covid-19 que les caractères de la force majeure sont réunis ici. Ce faisant, au vu des conséquences liées à cette crise sanitaire, aucune exécution contractuelle par le locataire ne serait possible[24]. Avec tout d’abord le caractère irrésistible de la covid-19, le locataire confiné ne peut plus, contre sa volonté, exercer son activité professionnelle génératrice de revenus. Même après avoir observé attentivement ce qui se passait en Chine, beaucoup de pays, et a fortiori de locataires, n’ont pas pu anticiper et éviter les effets relatifs à cette pandémie[25]. En retenant ensuite le caractère imprévisible de la covid-19, le locataire n’aurait pas pu prendre des dispositions nécessaires pour empêcher sa survenance dont la crise sanitaire a conduit au confinement des millions d’individus à travers le monde. En cela, la responsabilité du locataire ne peut être engagée et sa bonne foi non plus ne saurait souffrir d’une mise en cause, même si les juges ont l’habitude d’écarter les épidémies du caractère imprévisible[26].
Quant au caractère extérieur du coronavirus enfin, il ne fait aucun doute que la survenance d’une telle pandémie n’est pas l’expression de la volonté du locataire, car échappant à son contrôle[27]. N’étant pas surmontable au moment où les loyers échus deviennent exigibles pendant la période de l’état d’urgence sanitaire, la covid-19 est incontestablement un cas de force majeure dont peut se prévaloir le locataire. Ce dernier n’a pas de prise sur la survenance de la pandémie elle-même. Tant que la vie normale n’aura pas repris son cours, l’empêchement temporaire du locataire à exécuter son obligation va se poursuivre. Mieux, la suspension de l’obligation contractuelle inexécutée par le locataire va permettre de reporter l’exécution à la reprise d’une vie normale. Par ailleurs, lorsque la force majeure est retenue par le juge, toutes les clauses du contrat de bail sanctionnant le retard de paiement de loyer ou l’inexécution d’une obligation par le locataire sont anéanties[28].
B) Pour une réception de la théorie de l’imprévision dans les rapports bailleur/locataire
L’article 1195 issu de l’ordonnance du 10 février 2016 n’étant pas d’application obligatoire, les parties peuvent l’écarter en insérant dans le contrat de bail des clauses sur les risques qu’elles entendent prendre en compte au titre de l’imprévision. Dans l’hypothèse où le contrat serait muet (absence de clause de révision ou d’indexation), et c’est ce que nous préconisons ici, la théorie de l’imprévision deviendrait alors recevable dans les rapports de droit entre bailleur et locataire. Principe de jurisprudence jadis, la révision du contrat pour imprévision avait été, à la faveur de la réforme du droit des contrats, consacrée dans le code civil à l’article 1195. Seuls, donc, les locataires dont les baux signés après le 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur de la réforme, pourraient s’en prévaloir[29]. Cependant, sous l’empire de la jurisprudence ancienne, les contrats en cours conclus avant la réforme du droit des contrats demeurent soumis aux dispositions de l’ancien article 1134 du code civil, dont le régime juridique n’est pas fondamentalement éloigné de celui créé par le nouvel article 1195.
En effet, sauf hypothèses échappant à toute rationalité, le contrat est un acte qui ne peut prévoir, avec une précision scientifique et une certitude mathématique, tous les événements susceptibles d’en perturber l’exécution. Le coronavirus est l’un de ces événements dont les parties ne pouvaient anticiper la survenance. Cependant lorsqu’un tel événement se produit, ce sont les équilibres du contrat qui se trouvent ainsi rompus. Mieux, l’économie voulue par les parties au moment de la signature du contrat s’en trouve ébranlée. Dès lors, la révision du contrat devient indispensable du fait de la rupture des prestations prévues au contrat en cours d’exécution. Aussi, certains baux devraient être révisés après renégociation à la demande du locataire victime de l’imprévision.
C’est pourquoi le bailleur doit se montrer réceptif à une telle demande au risque de se heurter à une inexécution libératoire, auquel cas le juge l’en obligerait[30]. Au-delà de l’obligation légale de négocier préconisée par l’alinéa 1 de l’article 1195 du nouveau code civil, il vaut mieux que le locataire et son bailleur privilégient les modes alternatifs de règlement de litiges plutôt que l’intervention coûteuse du juge. Pour le locataire victime de l’imprévision, il s’agira d’adapter le contrat aux circonstances nouvelles que les parties (bailleur et locataire) n’ont pas contractuellement songé à prévoir. Ainsi, le locataire qui y a intérêt pourra demander à son bailleur que soient révisés dans le bail le montant du loyer et la durée, par exemple en l’adaptant aux circonstances qu’impose la pandémie[31].
La covid-19 est, pour certains locataires, un cas de force majeure pouvant justifier leur insolvabilité. Cependant, le virus ne saurait être instrumentalisé et utilisé indistinctement par tous les locataires comme échappatoire face à leurs obligations conventionnelles.
III. Diversité des solutions pour une diversité de profil locataire
Il va de soi que tous les locataires ne sont pas logés à la même enseigne en temps normal et pas davantage avec les conséquences financières de la covid-19. C’est pourquoi il est nécessaire de distinguer la situation des locataires non impactés par la restriction de leur liberté de travail (A), d’une part, et celle de ceux qui sont totalement ou partiellement impactés par les mesures prises par le gouvernement pour stopper l’expansion du covid-19 (B),d’autre part.
A) Cas des locataires non impactés financièrement par le confinement
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les mesures restreignant la liberté de travail des individus par le gouvernement sont loin d’impacter toute la population locataire au même titre. Bien au contraire, en dépit de l’état d’urgence sanitaire et des mesures d’entrave provisoire à leur liberté constitutionnelle de travail, certains locataires n’ont pas perdu leurs revenus. C’est le cas des locataires ayant le statut de fonctionnaire pour ne citer que cette catégorie, qui, même confinés en raison du caractère non essentiel de certaines de leurs fonctions, ne perdent pas pour autant leur traitement mensuel de base pour cause de la covid-19.
Dès lors, la force majeure qui pourrait justifier à l’origine de l’inexécution contractuelle emporterait difficilement l’adhésion du juge du fond. Un fonctionnaire locataire par exemple, qui arguerait la covid-19 comme événement à l’origine du défaut de paiement de son loyer, doit être capable de justifier le lien de causalité. Autrement dit, il devra justifier que la covid-19 a rendu soit plus difficile soit plus onéreuse voire impossible l’exécution de ses obligations. En effet, le fonctionnaire qui a continué à percevoir son salaire ne saurait raisonnablement se prévaloir de la pandémie comme cas de force majeure. Il reviendra au juge, en cas de désaccord entre le bailleur et le locataire prétendument impacté, d’apprécier en toute souveraineté s’il y a, oui ou non, un lien de causalité entre la covid-19 et la défaillance du locataire[32].
Pour autant, si l’impossibilité d’exécuter la prestation promise au contrat ne semble pas poser des problèmes particuliers auprès d’une catégorie de locataires ayant le statut de fonctionnaire en raison du faible impact financier, il en va différemment d’une autre catégorie de locataires.
B) Cas des locataires impactés totalement ou partiellement par la suspension des activités jugées non essentielles à la vie de la nation
Il faudra distinguer la situation des locataires suivant qu’ils ont été impactés en tout ou partie dans leur capacité à exécuter les engagements contractuels pendant la période de l’état d’urgence sanitaire. Si on s’en tient à la première catégorie des locataires, c’est-à-dire ceux ayant perdu toute source de revenu du fait des mesures prises par l’État pour contrer la propagation de la pandémie et qui représentent, par ailleurs, un pourcentage non négligeable, il y a matière à considérer plusieurs solutions possibles.
Cette catégorie concerne, premièrement, des locataires opérant dans l’informel, des étudiants étrangers non boursiers et sans ressource fixe et non éligibles aux différends fonds de soutien mis en place par le gouvernement. Il conviendra de renégocier la convention avec pour objectif la réduction du prix du loyer. En plus du bénéfice de la prolongation des délais échus en période de l’état d’urgence sanitaire issus de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020, excepté les loyers échus et impayés avant l’accord éventuel et qui sont dus au bailleur, les locataires pourront espérer atteindre un rééquilibrage de leurs obligations dans la durée grâce au montant du loyer réduit.
Le locataire pourra se prévaloir, deuxièmement, de la neutralisation de toute clause sanctionnant son retard ou son inexécution des engagements pris dans le contrat à l’égard du bailleur. Le locataire peut s’accommoder, troisièmement, de son contrat mais en négociant avec son bailleur des facilités d’exécution de ses obligations. Il peut par exemple négocier un échéancier de paiement adapté postérieurement à l’état d’urgence sanitaire, étant rappelé que le report d’exigibilité des loyers échus pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire est mécaniquement acquis du fait de la restriction de la liberté de travail.
Quant à la seconde catégorie des locataires n’ayant perdu leurs revenus qu’en partie, en dépit du financement par l’État du dispositif du chômage partiel, il est nécessaire d’envisager des solutions spécifiques. En effet, sans intervention du juge, le bailleur pourra consentir à réduire le montant du loyer sur le fondement de l’article 1223 du code civil. Cet article dispose qu’« en cas d’exécution imparfaite de la prestation, le créancier peut, après mise en demeure et s’il n’a pas encore payé tout ou une partie de la prestation, notifier dans les meilleurs délais au débiteur sa décision d’en réduire de manière proportionnelle le prix. L’acceptation par le débiteur de la décision de réduction de prix du créancier doit être rédigée par écrit ». Par comparaison et dans ce contexte, le paiement du loyer se fera au prorata des revenus du locataire, ce qui suppose un accord avec le bailleur. En cas de désaccord, le bailleur sera tenté de solliciter une résiliation unilatérale du bail sur le fondement de l’article 1736 du code civil nouveau ou bien demander la résolution du contrat sans pénalités. Ce qui suppose le retour à la vie normale.
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En définitive, la question de la force majeure dans les baux en droit commun représente une véritable quadrature de cercle dont il faut apprécier les conditions avec beaucoup de précaution. La covid-19 ne sera retenue comme un cas de force majeure qu’à la condition que le locataire défaillant établisse le lien de causalité entre son insolvabilité et la pandémie. Autrement dit, le loyer est dû et doit être payé à l’échéance, tout au plus le locataire bénéficiera de la suspension d’exécution durant la période de restriction de la liberté de travail en raison de son activité jugée non essentielle à la vie de la nation. Le locataire pourra se prévaloir néanmoins de l’anéantissement des clauses de sanction insérées dans le contrat en cas d’inexécution ou de retard.
Cependant, la situation de tous les locataires n’étant pas la même, ils ne peuvent indistinctement invoquer la force majeure pour justifier leur défaillance. Les locataires qui ne sont pas affectés financièrement devront continuer à s’acquitter régulièrement de leurs loyers tandis que ceux qui le seraient partiellement devraient payer le loyer au prorata de leurs revenus durant la période de l’état d’urgence sanitaire. Quant aux locataires privés de toutes ressources, la renégociation de leurs contrats avec les bailleurs pourrait contribuer à les rééquilibrer dans la durée.
Aussi, tenant compte du contexte de la survenance de la covid-19, et nonobstant la force obligatoire du contrat, la théorie de l’imprévision devrait-elle être parfaitement bien accueillie par les juges en cas de litige dans les rapports juridiques entre locataire et bailleur. Il reste donc établi comme principe, malgré quelques entailles portées à la force obligatoire du contrat en ces temps troublés de crise sanitaire, qu’elle demeure la valeur sûre du droit des contrats dont les juges se plaisent souvent, avec rigueur, à retenir la qualification ou à écarter au contraire l’application lorsqu’une des parties l’invoque pour s’exonérer de ses obligations.
Pour citer cet article : Ghislain de Saint-Val Moutsinga, « La force obligatoire du contrat face à la covid-19 : fragilisation d’un monstre sacré du droit à l’épreuve d’un virus ou l’impossible exécution des baux en cours ? », Confluence des droits_La revue [En ligne], 07 | 2020, mis en ligne le 22 juillet 2020. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=1250
[1] G. De St-Val Moutsinga, « Crise de l’identité sexuelle : les réponses du droit face aux sexualités dissidentes », Cahiers du CDPC – Démocratie libérale et politique, vol. 12, 2015, p. 105.
[2] L’une des dernières crises sanitaires de grande ampleur remonte à 1918 avec la grippe espagnole qui a provoqué des millions de morts à la fin de la première guerre mondiale. Voir P. Fréour, « L’origine du virus de la grippe espagnole de 1918 enfin précisée », Le Figaro, 29 avril 2014.
[3] En gardienne sourcilleuse du bon usage de la langue française, l’Académie française recommande d’utiliser le mot « covid-19 » au féminin plutôt qu’au masculin : voir « ‘Le’ Covid ou ‘la’ Covid : l’Académie française tranche pour le féminin », Libération, 12 mai 2020.
[4] R. Ziadé et C. Cavicchioll dans « L’impact du covid-19 sur les contrats commerciaux », font état d’une « crise sanitaire et sociétale d’envergure mondiale » : Actualité juridique Contrat, n°4, avril 2020.
[5] Connu à ses débuts sous le nom de coronavirus, le virus a été rebaptisé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) covid-19 qui signifie « co » pour « corona », « vi » pour virus et « d » pour « disease », « 19 » car apparu en 2019. En ce sens le P’tit Libé du 6 avril 2020.
[6] Les États-Unis, première puissance dotée des plus grands chercheurs au monde, la France prétendant disposer du meilleur système de santé au monde, la Grande Bretagne sortie de l’Union européenne, se croyant immunisée contre tous les flux y compris viraux, les pays africains au sud du Sahara se sentant, pour une fois, à l’abri d’une pandémie en raison du climat particulièrement chaud non propice à la propagation du virus… ont été vigoureusement rattrapés par la réalité.
[7] Loi n°2020-290 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, 23 mars 2020. Voir D. Houtcieff, « Régime dérogatoire d’exécution des contrats dans le cadre de la crise sanitaire : exécuter ou ne pas exécuter », La lettre juridique,n°820, 9 avril 2020.
[8] Il s’agit pour l’essentiel des lieux qui accueillent du public jugés non essentiels à la vie de la nation. C’est le cas des bars, restaurants, bureaux de tabac, boîtes de nuit, salles de cinéma, etc.
[9] CA Paris, 9 mai 2019, n°17/04789, Gaz. Pal., 2019, n°31, p. 21 obs. D. Houtcieff.
[10] Par le passé, les juges de la Cour d’appel de Paris avaient écarté la force majeure en relevant qu’aucun lien de causalité n’a pu être établi entre la baisse d’activité de la partie prétendant victime et le virus Ébola : CA Paris, 17 mars 2016, RG n°15/04263. De même, du fait de la récurrence de l’épidémie de la dengue, les juges de la cour d’appel de Nancy n’avaient pas retenu la force majeure dont voulait se prévaloir une des parties : CA Nancy, 1ère ch., 22 novembre 2010, n°09/00003.
[11] La solidité de la force obligatoire des contrats est démontrée par de nombreuses mesures qui ont été prises au profit des locataires à travers le monde. Dans de nombreux pays occidentaux et c’est le cas de la France, il y a financement du chômage partiel rendant ainsi possible l’exécution des obligations contractuelles par les locataires. L’Afrique n’est pas en reste : au Gabon par exemple, le paiement des loyers est directement assuré par l’État à travers un fonds spécial mis en place par le gouvernement et ce, jusqu’à la fin de la crise sanitaire. Dans le même contexte, voir M. Mekki, « De l’urgence à l’imprévu du Covid-19 : quelle boîte à outils contractuels ?» AJ Contrat, n°4, 2020, pp. 164 et ss. ;J. Heinich, « L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision », D. 2020, p. 611.
[12] Les contrats dont les délais étaient échus pendant la période d’état d’urgence sanitaire n’ont été impactés que de façon marginale par l’Ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020, qui est venue proroger lesdits délais. En ce sens, voir D. Houtcieff, op. cit.
[13] La Haute Cour considérait que « la règle que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites est générale et absolue: en aucun cas, il n’appartient aux tribunaux de prendre le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et ils ne pourront davantage, sous prétexte d’une interprétation que le contrat ne rend pas nécessaire, introduire dans l’exercice du droit constitué par les contractants, des conditions nouvelles, quand bien même le régime ainsi institué paraîtrait plus équitable à raison des circonstances économiques » : Cass. civ., 15 novembre 1993, S., 1934, I, p. 13 ; Cass. civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne, D., 1876, n° 1,p. 193, note A. Giboulot.
[14] CA Paris, 9 mai 2019, n°17/04789, Gaz. Pal., 2019 n° 31, p. 21, obs. D. Houtcieff.
[15] Voir D. AMOIKON, « La novation, sa définition, son fonctionnement », Village de la Justice, août 2015. Dans le même sens, voir S. Porchy-Simon, Droit civil 2e année- Les obligations 2018, 10e éd., Dalloz, 2017, pp. 592-593.
[16] Cass. com., 26 novembre 2010, RLDC, 2010, n°70.
[17] Les juges de la Haute Cour avaient retenu que la novation ne se présume pas, elle doit résulter clairement des actes : Cass. Civ. I, 2 décembre 1997, RJDA 2/98 n°136.
[18] Selon l’article 1332 nouveau, ancien article 1274 du code civil, la novation peut s’opérer sans l’accord du débiteur originaire si un tiers, volontairement et même sans avoir obtenu préalablement l’accord du débiteur, décide de payer la dette du débiteur originaire, et que le créancier l’accepte. Cependant, lorsque le débiteur consent à la novation, il devient délégué dans le cadre de l’opération de délégation parfaite. Voir sur ce point, S. Porchy-Simon, op. cit., p. 573, n°1272.
[19] Cette pratique était observable dans les contrats de vente de fonds de commerce : ibid., n°1176 et ss. Sur la même thématique, voir J.-N. Clément, « Cession d’un terrain pollué », Gaz. Pal, 28 mai 1997 ; L. Aynès, « Rôle du cédé » D. 1998. chron. 25 ; J. Béguin, « Cession légale de contrat et cession de dette », in Droit et actualité, Études offertes à Jacques Béguin, Litec, 2005, p. 17.
[20]Au sujet de la cession immobilière, le contrat d’assurance est souvent cédé avec la chose dont il est l’accessoire (code des assurances, article L.121-10 : transmission des baux d’habitation à l’acquéreur d’immeuble). Le contrat d’édition profitera à l’acquéreur du fonds de commerce de l’éditeur (article L.132-16, alinéa 1 du code de la propriété intellectuelle). Voir sur cet aspect S. Porchy-Simon, op. cit., n°1176, p. 537.
[21] Voir sur ce point, Memento Pratique – Droit commercial 2017, 25e éd. Francis Lefebvre, n°14200, p. 405.
[22] Cass. com., 9 octobre 2012, n°11.21.528, RJDA 3/13 n°241.
[23] Des arrêts récents rendus au sujet de la covid-19 par la Cour d’appel de Douai ont retenu fort logiquement la qualification de la force majeure, par exemple pour l’annulation d’un vol par les autorités italiennes « en raison du risque de pandémie liée au coronavirus » : CA Douai, 4 mars 2020, n°20/00395. Dans le même sens, CA Douai, 12 mars 2020, n°20/004001. Le débiteur peut échapper à sa responsabilité en démontrant que sa défaillance est provoquée par des éléments extérieurs à sa volonté. À ce propos, voir l’ancien article 1148 du code civil devenu 1218, qui disposait qu’il « n’y a lieu à aucuns dommages et intérêts lorsque par suite d’une force majeure ou d’un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé ou a fait ce qui lui était interdit ».
[24] Dans des matières voisines à la matière contractuelle, les juges ont retenu récemment la covid-19 comme un cas de force majeure. Dans ce sens voir : CA Colmar, 6ème ch., 16 mars 2020, n°20/01143 ; CA Colmar, 6ème ch., 16 mars 2020, n°20/01142 ; CA Colmar, 6ème ch., 16 mars 2020, n°20/001206.
[25] Sans doute, comme l’a suggéré J. Helnich, le moment à prendre en considération serait celui « auquel à la fois l’existence et l’ampleur de l’épidémie ont été portées à la connaissance des contractants ou ne pouvaient l’ignorer » : in « L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision », D. 2020, chron. 611.
[26] CA Basse-Terre, 1re ch., 17 décembre 2018, n°17/00739 ; CA Nancy, 1re ch., 22 novembre 2010, n°09/00003 ; voir également P. Guiomard, « La grippe, les épidémies et la force majeure en dix arrêts », Dalloz actualité, 4 mars 2020.
[27] Le coronavirus, un événement échappant au contrôle du locataire, est assimilé au caractère extérieur. Voir Cass. civ. III, 23 mars 2017, n°16-12.870. Dans le sillage : Cass. civ. III, 15 octobre 2013, n°12-23.126, qui relève qu’un « incendie avait été pour les preneurs un fait imprévisible, irrésistible et extérieur ». Voir également sur ces aspects D. Houtchieff, op.cit.
[28] Il s’agit entre autres de la clause pénale, de la clause résolutoire, de la clause de déchéance, etc.
[29] Les contrats spéciaux ne sont pas éligibles à la règle de la révision du contrat pour imprévision sous le fondement de l’article 1195 applicable en droit commun des contrats. Voir D. Houtchieff, op. cit.
[30] Pour les contrats conclus avant le 1er octobre 2016, l’article 1195 ne s’appliquerait pas, c’est la jurisprudence antérieure à la réforme qui va continuer à servir de solution aux juges. En ce sens voir : Cass.com., 3 novembre 1992, n°98-18.547, Bull. civ. IV, n°338, RTD Civ., 1993, p. 124, obs. J. Mestre ; sur le même arrêt : JCP éd. G, 1993, II, 22614, note G. Virassamy ; Répertoire Defrénois, 1993, art. 35663, obs. J.-L. Aubert. Quant aux contrats nés postérieurement à la réforme, l’article 1191 a instauré une obligation préalable de renégociation si apparaissent, en cours d’exécution du contrat, des circonstances non prévues lors de la signature du contrat et qui rendent l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’a pas consenti à porter le risque.
[31] Cass. com., 29 juin 2010, n°09-67.369. Dans une action en référé, la chambre commerciale de la Cour de cassation avait considéré, au visa de l’article 1131 ancien du code civil, qu’on ne pouvait reprocher au cocontractant victime de l’imprévision son inexécution, dès lors que l’économie générale voulue par les parties dans le contrat lors de la signature se trouvait gravement déséquilibrée, du fait de l’évolution du coût des matières premières et des métaux depuis 2006 et que cette évolution avait une incidence sur le coût des pièces de rechange. Sur le même arrêt, voir D. 2010.2481, note D. Mazeaud, JCP 2010.1056.
[32] A. Discours, S. Qu et J. Buhart : « L’impact du covid-19 sur l’exécution des contrats », La Semaine juridique, édition générale, n°12, 23 mars 2020.