Anne-Sophie Tabau, Sayouba Kaboré – La protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés à l’aune du projet de principes de la Commission du droit international

Anne-Sophie Tabau
Professeur, Univ Pau & Pays Adour, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, IE2IA, Pau, France
Sayouba Kaboré
Diplômé du master 2 droit de l’environnement, Aix-Marseille Université1

Résumé : Le projet de la Commission du droit international sur la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés a été définitivement adopté en 2022, alors que la guerre en Ukraine rappelait l’importance du sujet pour les territoires directement touchés par les hostilités, comme au-delà. Certains des 27 principes énoncés réaffirment des dispositions conventionnelles ou codifient des règles coutumières, tandis que d’autres sont innovants et favorisent le développement progressif du droit international. Le caractère global de l’approche retenue dans ce texte permet de mesurer l’étendue du droit applicable à cette problématique complexe et la variété des acteurs impliqués. Il n’en demeure pas moins que la mise en œuvre effective de ces principes reste un défi sur le plan pratique et politique.


Si nous voulons atteindre les objectifs de développement durable, nous devons prendre d’urgence des mesures audacieuses afin de réduire les risques que la dégradation de l’environnement et les changements climatiques présentent pour les conflits et nous engager à protéger notre planète des effets débilitants de la guerre. Trop souvent, l’environnement fait partie des victimes de la guerre, par des actes délibérés de destruction ou dommages collatéraux, ou parce que, pendant les conflits, les gouvernements ne contrôlent pas et ne gèrent pas les ressources naturelles2.

Déjà, la guerre du Vietnam avait suscité l’indignation face aux graves atteintes environnementales. Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), ce conflit « a bouleversé profondément tout l’écosystème de la région et provoqué des blessures difficilement cicatrisables »3. Pour l’Union internationale de Conservation de la Nature (UICN), il a donné lieu à une « destruction délibérée de l’environnement comme tactique militaire à une échelle jamais vue dans l’histoire de la guerre »4. Ainsi, non seulement l’environnement subit les effets des conflits armés, mais il est aussi malmené comme instrument de guerre5.

Malgré l’introduction en droit international humanitaire de dispositions relatives à l’environnement, les atteintes environnementales en relation avec les conflits armés n’ont pas cessé. Aujourd’hui, en Ukraine, une catastrophe environnementale se conjugue au drame humanitaire, provoquant des effets néfastes durables, voire irréversibles, qui compromettent les chances de reconstruction6 et pourraient avoir des répercussions bien au-delà de la zone de conflit.

Face à l’exacerbation des atteintes environnementales provoquées par la guerre, le PNUE a recommandé d’examiner l’effectivité du droit international existant pour protéger l’environnement en temps de conflit armé7. Cela a conduit la Commission du droit international (CDI) à se pencher sur la question et à adopter, en 2022, le « Projet de principes sur la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés »8.

Quelle est la place de ce nouveau texte dans le droit international positif ? Pour déterminer la mesure dans laquelle il renforce le cadre juridique existant et son effectivité, il convient de mettre en lumière l’atout que constitue l’approche holistique retenue (I) mais aussi les limites de ce projet de principes quant à sa capacité à constituer un véritable régime juridique (II).

I. L’approche holistique du projet de principes

Avant l’adoption du projet de principes de la CDI, il existait une réglementation juridique pour protéger l’environnement en rapport avec les conflits armés, toutefois éparse. Ainsi, le principal atout du projet de principes est-il de synthétiser dans un texte unique le droit applicable. Il clarifie l’étendue du droit international devant être mobilisé en situation de guerre pour mieux protéger l’environnement, se référant non seulement au droit des conflits armés (A) mais aussi à d’autres branches du droit international (B), afin de tenir compte de toutes les phases du conflit.

A) La centralité du droit des conflits armés pour la protection de l’environnement pendant le conflit

Dans les travaux préparatoires de la CDI, il a été rappelé que le droit des conflits armés9, lorsqu’il s’applique, est une lex specialis prévalant sur les règles du droit international public contraires10, si bien qu’il occupe une place centrale dans le projet de principes s’agissant de la protection de l’environnement au cours du conflit11.

Le droit international humanitaire vise à garantir que les personnes qui ne participent pas ou plus directement aux hostilités soient protégées avec humanité12, y compris des répercussions environnementales des combats, parfois plus catastrophiques pour les populations que la guerre elle-même13. Le droit des conflits armés restreint également les moyens et méthodes de guerre que peuvent employer les parties à un conflit14. En matière environnementale, cela a conduit à l’adoption de deux instruments majeurs : la Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles (dite Convention ENMOD)15 et le Protocole additionnel I (PA I)16 aux Conventions de Genève, qui ne sont toutefois applicables, pour les États parties à ces traités, qu’en cas de conflit armé international17.

La Convention ENMOD, qui est le premier traité s’intéressant directement à l’environnement en rapport avec les conflits armés18, interdit son utilisation comme arme de guerre. L’article premier dispose que « Chaque État partie à la présente Convention s’engage à ne pas utiliser à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles des techniques de modification de l’environnement ayant des effets étendus, durables ou graves, en tant que moyens de causer des destructions, des dommages ou des préjudices à tout autre État partie ».

Le contenu de cette disposition a été repris par le projet de principe 17 de la CDI19, qui fait également référence dans ses commentaires à l’étude du Comité international de la croix rouge (CICR) sur le droit international humanitaire coutumier20, selon laquelle cette interdiction « est une règle coutumière applicable dans les conflits armés internationaux, voire dans les conflits armés non internationaux »21.

Le second instrument conventionnel qu’est le PA I comporte plusieurs dispositions relatives à la protection de l’environnement en temps de conflit armé. L’article 35(3) et l’article 55(1) interdisent, en effet, « d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre qui sont conçus pour causer, ou dont on peut attendre qu’ils causeront, des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel ». L’article 55(2) quant à lui interdit les attaques contre l’environnement naturel à titre de représailles.

Là encore, la substance de ces dispositions est reprise par le projet de la CDI22, qui envisage toutefois l’hypothèse où l’environnement perdrait sa qualification de bien de caractère civil et par conséquent la protection qui y est associée. En effet, le principe 13 § 3 prévoit « qu’aucune partie de l’environnement naturel ne saurait être attaquée, à moins qu’elle soit devenue un objectif militaire »23.

Même dans le cas où l’environnement deviendrait un objectif militaire, « les États seront toujours tenus, quelle que soit la situation sur le terrain et l’urgence militaire, de ne pas recourir à des méthodes ou moyens de guerre, dont on peut attendre qu’ils causeront des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel »24. La Cour internationale de justice (CIJ) a d’ailleurs considéré que « le respect de l’environnement et l’un des éléments qui permette de juger si une action est conforme aux principes de nécessité et de proportionnalité »25.

Le projet de la CDI limite également sa protection de l’environnement vis-à-vis des dommages « étendus, durables et graves », alors que ces conditions ne sont qu’alternatives au titre de l’interdiction des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires.

En toute hypothèse, ces critères sont d’une grande subjectivité et n’ont pas donné lieu à une interprétation par le juge international, alors que certains conflits ont, dans les faits, occasionné de tels dommages environnementaux26. Or, au-delà de ces instruments juridiques obligatoires, il existe des directives de valeur recommandatoire27, qui pourraient servir à déterminer le seuil d’application de ces principes. En outre, le projet de principes de la CDI se réfère à d’autres règles du droit international pour une protection plus efficace de l’environnement en rapport avec les conflits armés.

B) Les autres branches du droit international pertinentes pour la protection de l’environnement dans toutes les phases du conflit

Dans son rapport sur la fragmentation du droit international, la CDI a explicité l’idée selon laquelle plusieurs règles du droit international peuvent être orientées vers la poursuite d’un idéal commun28. Suivant cette approche s’agissant de la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés, elle s’attache à démontrer qu’en la matière les obligations des États vont au-delà du droit des conflits armés et qu’il faut considérer toutes les obligations conventionnelles ou coutumières pertinentes29. Cette approche matérielle holistique a été favorisée par la prise en compte de l’ensemble des phases des conflits dans le projet de principes de la CDI30.

Le projet de principes de la CDI comporte ainsi une partie relative aux « principes d’application générale » qui prévoit des mesures pouvant être prises avant le début des hostilités et qui continueront de s’appliquer pendant le conflit. Tel est le cas du projet de principe 4 sur la « déclaration de zones protégées »31, dont le commentaire fait référence en particulier à la Convention sur la diversité biologique et à la Convention de Ramsar, ou encore du projet de principe 5 sur la « Protection de l’environnement des peuples autochtones » qui s’appuie notamment sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et la Convention de l’Organisation internationale du travail n° 169.

Le projet de principes contient également une partie spécifiquement consacrée aux « principes applicables après un conflit armé », au titre de laquelle le droit international de l’environnement et le droit international des droits de l’homme sont particulièrement topiques. Par exemple, le commentaire du projet de principe 23 sur « l’échange et mise à disposition d’informations »32 fait référence aux obligations que les États et les organisations internationales pertinentes peuvent avoir non seulement en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), et d’autres instruments du droit international des droits de l’homme, mais aussi de la Convention d’Aarhus comme d’autres conventions environnementales. Le commentaire cite également la jurisprudence de plusieurs juridictions régionales33 et les conventions sur l’interdiction de certaines armes classiques ainsi que sur celles à sous-munitions.

Toutefois, c’est sans doute dans la partie consacrée aux « principes applicables dans les situations d’occupation » que la CDI insiste le plus sur les différentes branches du droit à considérer pour protéger l’environnement en rapport avec les conflits armés. Ainsi, elle affirme dans son commentaire du principe 19 sur « les obligations générales de la Puissance occupante relatives à l’environnement », consistant notamment à prévenir les dommages significatifs causés à l’environnement du territoire occupé34, que « l’expression “droit international applicable” s’entend, en particulier, du droit des conflits armés, mais aussi du droit international de l’environnement et du droit international des droits de l’homme »35. Ce principe prévoit également le respect et la protection par la puissance occupante de l’environnement du territoire occupé, conformément au droit national du territoire occupé. Le projet de principe 21 fait, par ailleurs, peser sur la puissance occupante l’obligation de prévention des dommages significatifs à l’environnement non seulement dans d’autres États et dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale, mais aussi « dans toute zone de l’État occupé se trouvant en dehors du territoire occupé », confirmant le principe 24 de la Déclaration de Rio selon lequel le droit international coutumier et les traités relatifs à la protection de l’environnement continuent de s’appliquer dans les situations de conflits armés. La CIJ y avait d’ailleurs fait référence dans son avis de 1996 sur la « Licéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire »36, sans pour autant clairement trancher la question.

C’est là toute l’ambition du projet de principe de la CDI, qui a néanmoins reconnu que si l’étude de la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés affiche un objectif a priori simple, sa codification s’avère complexe parce qu’elle pose un problème de délimitation du sujet compte tenu de l’imbrication des règles juridiques en cause37. L’atout principal du projet peut dès lors aussi être conçu comme à l’origine des limites de celui-ci.

II. L’incapacité du projet de principes à constituer en tant que tel un régime juridique

Les limites du projet de principes de la CDI tiennent à la valeur juridique de ce texte en tant que tel (A), mais aussi à sa capacité à produire des effets concrets, notamment compte tenu des difficultés pratiques d’évaluation – et donc de prévention comme de réparation – des atteintes à l’environnement en rapport avec les conflits armés (B).

A) La valeur juridique restreinte du projet

Certains principes du projet de la CDI avaient déjà acquis une valeur conventionnelle ou coutumière, si bien que la CDI se contente de les rappeler dans un texte synthétique. Au-delà des exemples déjà mentionnés, c’est le cas du projet de principe relatif à l’interdiction du pillage des ressources naturelles38, dont la violation constitue un crime de guerre39, et ce depuis longtemps40. C’est également le cas du principe 9 sur la responsabilité des États qui réaffirme les travaux de la CDI dans ce domaine et s’inspire, en outre, de l’arrêt « Certaines activités (Costa Rica c. Nicaragua) », dans lequel la CIJ a établi qu’« il est conforme aux principes du droit international régissant les conséquences de faits internationalement illicites, et notamment au principe de la réparation intégrale, de conclure que les dommages environnementaux ouvrent en eux-mêmes droit à indemnisation »41.

Pour autant, le caractère obligatoire du projet de principes de la CDI n’est pas, en l’état actuel, acquis. Les travaux de la CDI ne constituent, en tant que tels, que des avant-projets de conventions, voire de simples modèles de règles, qui ne sont, formellement, susceptibles de devenir opposables qu’en fonction de l’acceptation des États42.

À l’issue de l’adoption provisoire du projet en 2016, les discussions avaient d’ailleurs notamment porté sur la forme de celui-ci43, la rapporteuse Jacobson ayant opté pour un « projet de principes » et non « d’articles » au regard de sa souplesse pour couvrir toutes les phases du sujet, cette position ayant néanmoins opposé les membres de la Commission44.

La forme du projet de principes laisse ainsi entendre sa nature recommandatoire, ce qui est confirmé par certains éléments de son contenu. Par exemple, l’interdiction des attaques à titre de représailles contre l’environnement45 a suscité tant de débats que l’on peut douter de son caractère coutumier. Le principe 8 sur la prise en compte de l’environnement dans les zones où se trouvent et transitent des personnes déplacées par un conflit armé répond, quant à lui, à de nombreux appels en ce sens émanant d’organisations internationales, mais il est dès lors prématuré de le considérer comme un principe coutumier. De même, le principe 6 vise à prendre acte et à encourager l’évolution récente consistant à inclure la protection de l’environnement dans les accords relatifs à la présence de force militaires conclus avec des États hôtes, mais le commentaire explicite le fait que « l’emploi de la forme verbale “devraient” indique que le principe n’a pas de caractère obligatoire ». Une analyse comparable peut être faite du principe 22 sur la prise en compte des considérations environnementales dans les processus de paix. Enfin, si le projet innove en consacrant son principe 10 au devoir de diligence des entreprises, ses commentaires précisent qu’il « ne traduit pas une obligation juridique généralement contraignante et a donc été formulé comme une recommandation »46. Le principe 11 quant à lui permet « d’élargir [la] possibilité d’engager et de mettre en œuvre la responsabilité des entreprises et sociétés commerciales, par le biais des obligations de l’État »47, conformément à l’exigence du Comité des droits de l’homme48 et du CICR49, mais la formulation retenue demeure peu contraignante, ménageant une certaine flexibilité à travers l’expression « selon qu’il convient » mentionnée à deux reprises.

En tout état de cause, ce projet de principes relève donc du droit souple. Cela ne signifie pas pour autant que les dispositions les plus innovantes du projet de principes de la CDI n’ont aucune valeur juridique. Elles peuvent ainsi servir de guide interprétatif devant le juge national ou international et participer à un « processus à finalité normative »50, y compris en tant qu’indice de l’existence d’une opinio juris ou d’une pratique contribuant à la formation d’une coutume. Au-delà toutefois de sa consistance formelle, la force contraignante d’une disposition dépend aussi de son efficacité concrète, et suppose donc de dépasser les difficultés de mise en œuvre.

B) Les difficultés liées à la mise en œuvre du projet de principes

L’évaluation environnementale est au cœur de la mise en œuvre du projet de principes de la CDI. C’est elle qui permettra de déterminer la nécessité et la proportionnalité d’une attaque51, l’impact d’une opération de paix52, ou les zones d’importance environnementale53.

Le projet de la CDI consacre d’ailleurs un principe aux évaluations environnementales54, mais seulement sous l’angle des mesures correctives à prendre après un conflit armé. Pourtant, dans le rapport préliminaire de la Rapporteuse spéciale Jacobson, il avait été soutenu l’idée d’un principe obligeant les États à procéder à des études d’impact sur l’environnement dans l’ensemble des phases du conflit armé, et notamment dans le cadre de la planification militaire55. Cela aurait été conforme à l’obligation coutumière « de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement lorsque l’activité […] projetée risque d’avoir un impact préjudiciable important dans un cadre transfrontière, et en particulier sur une ressource partagée »56, dont on peut considérer qu’elle s’applique aux activités militaires, par nature dangereuses57. En revanche, dans la pratique, les évaluations environnementales sont confrontées à d’énormes défis à chaque étape du conflit.

L’identification des enjeux environnementaux et la prévision des impacts d’un conflit armé sur l’environnement ne posent pas de problème méthodologique excessif dans la mesure où cette évaluation environnementale ex ante peut s’appuyer sur les indicateurs développés au titre de plusieurs régimes conventionnels environnementaux58. La difficulté réside plutôt dans l’anticipation d’un conflit à venir et dans la détermination des autorités compétentes pour réaliser une telle évaluation avant son déclenchement.

Durant le conflit, ce sont avant tout des raisons sécuritaires qui empêchent l’accès aux sites et donc la collecte d’information. À cela s’ajoutent la perturbation de la surveillance régulière de l’environnement et l’importante désinformation à laquelle se livrent les parties en conflit. Pour tenter de limiter ces difficultés, le projet de la CDI rappelle néanmoins l’obligation des États et des organisations internationales d’échanger les informations pertinentes ou d’y donner accès59. À cet égard, le conflit en Ukraine se singularise par le volume de données qui ont été recueillies et rendues publiques par les autorités ukrainiennes, sa société civile, des organisations non gouvernementales locales et des organisations internationales, comme le PNUE60, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ou encore l’initiative humanitaire REACH. Plusieurs plateformes en ligne présentent ainsi des données, régulièrement mises à jour, sur les dommages et les risques environnementaux dus à la guerre en cours61.

Pour autant, les évaluations ex post demeurent complexes dans la mesure où il n’existe toujours pas de norme internationale pour mesurer les dommages écologiques causés par les conflits62. Le commentaire du principe 24 du projet de la CDI reconnaît d’ailleurs « la rareté de la pratique en matière d’évaluation environnementale après un conflit », dont l’expression la plus aboutie est celle du PNUE. Il n’en demeure pas moins que l’approche axée sur la quantification des dommages dans des secteurs distincts (terre, eau, air, forêt, sol, etc.) est approximative, car elle ne rend pas compte de la complexité des écosystèmes et des services non tangibles qu’ils fournissent, notamment en termes de valeur culturelle et de patrimoine. Néanmoins, la guerre en Ukraine a également donné lieu à la première estimation des émissions de gaz à effet de serre pour un conflit actif63, contribuant aux appels du président Zelensky pour attirer l’attention de la communauté internationale sur les conséquences environnementales de l’agression russe64.

Ces méthodologies suscitées par la guerre en Ukraine pourraient contribuer à unifier les approches actuelles sur l’évaluation des impacts environnementaux des conflits armés et favoriser leur réparation, pour autant que les acteurs responsables puissent être identifiés. C’est notamment pour tenir compte de cette difficulté et plus globalement du manque de moyens pour engager la responsabilité et obtenir réparation, que le projet de principe 25 prévoit la création de fonds spéciaux d’indemnisation ou d’autres dispositifs de secours ou d’assistance.

Conclusion

La CDI a indiqué que l’adoption du projet de principes visait dans une certaine mesure à compléter les règles du droit international humanitaire qui traitent de façon lacunaire de la protection de l’environnement en relation avec les conflits armés. Elle a souligné la nécessité de mettre à profit les normes du droit international de l’environnement ou du droit international des droits de l’homme, tout en tenant compte des réalités de la guerre. Le projet de la CDI a démontré à tout le moins que la complémentarité des régimes juridiques spéciaux et du droit international général était l’une des pistes essentielles à la consolidation de la protection de l’environnement en situation de conflit armé. Si le projet contribue à la codification du droit coutumier existant et à la réaffirmation de dispositions conventionnelles, il participe à plusieurs égards au développement progressif du droit international. Dès lors, il n’a pas vocation à devenir un traité, du moins à court terme. Il permet néanmoins d’identifier, et parfois de combler, les besoins normatifs favorisant l’application effective des principes qu’il énonce.


1 Cette contribution synthétise et complète le mémoire rédigé au cours de l’année 2022-2023 par M. Sayouba Kaboré sous la direction du Pr Anne-Sophie Tabau.

2 Déclaration de M. Antonio Guterres, Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies à l’occasion de la Journée internationale pour la prévention de l’exploitation de l’environnement en temps de guerre et de conflit armé, 6 novembre 2020.

3 PNUE, Global Environnement Outlook 2000, London, Earthscan, 1999, p. 79.

4 Traduction de la citation de A.K. Mcdougal, « The vanishing forests », Los Angeles Times, 1987 : « deliberate destruction of the environment as a military tactic on a scale never before seen in the history of warfare ».

5 P. Boulanger, « Du bon usage de l’environnement par les armées. Le début des stratégies nationales militaires de développement durable », Cahiers de géographie du Québec, vol. 54, n° 152, septembre 2010, p. 313.

6 C. Dagnicourt, « Guerre en Ukraine et destruction de l’environnement : que peut le droit international? », The conversation, 5 juin 2022, disponible ici.

7 UNEP, Protecting the Environment during armed conflicts: An inventory and Analysis of International Law, 2009, p. 53, Recommandation n° 3.

8 CDI, Projet de principes sur la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés, adopté de sa soixante-treizième session, Annuaire de la CDI, vol. II (2), 2022.

9 Également appelé « droit de la guerre » ou « droit international humanitaire ».

10 CDI, Rapport de sa soixante-treizième session, A/77/10, commentaire général, § 4, 2022, p. 102. Sur cette question, voir dans le présent volume R. Le Bœuf, « Droit de la paix et droit de la guerre : que reste-t-il du temple de Janus ? ».

11 Troisième partie du projet de principes sur les « Principes applicables pendant un conflit armé ».

12 N. Melzer, Droit international humanitaire : Introduction détaillée, CICR, Genève, juin 2020, p. 21.

13 A. Khazri, « Le développement durable et les conflits armés », Telescope, vol. 17, n° 2, 2011, p. 124.

14 N. Melzer, op. cit.

15 Convention ENMOD du 10 décembre 1976.

16 PA I relatif à la protection des victimes de conflits armés internationaux du 8 juin 1977.

17 Article 2 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949.

18 K. Mollard-Bannelier, La protection de l’environnement en temps de conflit armé, Thèse, Paris, Pedone, 2001, p. 9.

19 CDI, Rapport de sa soixante-treizième session, op. cit., commentaire du principe 17, § 1, p. 162.

20 Ibid.., § 2, p. 162.

21 Ibid., § 4, p. 163. Voir également J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier, vol. 1, Règles, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 201 (explication de la Règle 45).

22 Principes 13 et 15 du projet de la CDI.

23 N. Melzer, op. cit., p. 20.

24 K. Mollard-Bannelier, op. cit., p. 82.

25 CIJ, « Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires », Avis consultatif du 8 juillet 1996, CIJ Recueil 1996, § 78 ; D. Momtaz, « Le recours à l’arme nucléaire et la protection de l’environnement : l’apport de la Cour internationale de Justice », in L. Boisson De Chazournes et P. Sands (éd.), International Law, the International Court of Justice and Nuclear Weapons, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 373. Voir aussi le Principe 14 du projet de la CDI.

26 PNUE, The Kosovo conflict: consequences for the environment and human settlements, 1999, p. 10.

27 CICR, Directives sur la protection de l’environnement naturel en période de conflit armé : règles et recommandations relatives à la protection de l’environnement naturel en droit international humanitaire, Genève, 2020.

28 CDI, Rapport de sa cinquante-huitième session, A/61/10, 2006, p. 431.

29 En ce sens, voir PNUE, Environmental Rule of Law: First Global Report, 2019.

30 AGNU, Rapport préliminaire sur la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés, établi par M. G. Jacobson, Rapporteuse spéciale, A/CN.4/674, 30 Mai 2014, § 58, p. 17.

31 Le principe 18 qui figure dans la troisième partie du projet de la CDI, constitue le pendant du principe 4 pendant un conflit armé.

32 CDI, Rapport de sa soixante-treizième session, op. cit., p. 186.

33 Par ex. Cour européenne des droits de l’homme, « Guerra et autres c. Italie », arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I, § 60.

34 En ce sens, voir CIJ, « Activités armées sur le territoire du Congo », arrêt du 19 décembre 2005, CIJ Recueil 2005, § 246.

35 CDI, Rapport de sa soixante-treizième session, op. cit., commentaire du principe 19, § 3, p. 169.

36 Op. cit., § 30.

37 A. Norodom et P. Lagrange, « Travaux de la Commission du droit international (soixante-septième session) et de la Sixième commission (soixante-dixième session) », AFDI, 2015, p. 345.

38 Principe 16 du projet de la CDI.

39 Statut de Rome, art. 8, § 2 b) xvi) et e) v) ; Protocole additionnel II relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux du 8 juin 1977, Art. 4, § 2 g).

40 « Krupp and Others », jugement du 30 juin 1948, Trials of War Criminals before the Nürnberg Military Tribunals, vol. IX, p. 1337 à 1372 ; « U.S.A. v. von Weizsäcker et al. (Ministries case) », jugement du 11 avril 1949, Trials of War Criminals before the Nürnberg Military Tribunals, vol. XIV, p. 741.

41 CIJ, « Certaines activités (Costa Rica c. Nicaragua) », indemnisation, arrêt du 2 février 2018, CIJ Recueil 2018, § 41.

42 J. Dehaussy, « Travaux de la Commission du droit international des Nations Unies », AFDI, vol. 14, 1968, p. 441.

43 A.-T. Norodom et P. Lagrange, op. cit.

44 AGNU, Troisième rapport sur la protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés, établi par M. G. Jacobson, Rapporteuse spéciale, A/CN.4/700, 2016, § 51.

45 Principe 15 du projet de la CDI.

46 CDI, Rapport de sa soixante-treizième session, op. cit., commentaire du principe 10, § 1, p. 133.

47 P. Ricard, « Les nouveaux “principes” de la Commission du droit international relatifs aux Entreprises et à la protection de l’environnement en temps de conflit armé », Revue de droit des affaires internationales, 2021.

48 Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le rapport de l’Allemagne, CCPR/C/DEU/CO/6, 2012, § 16. Voir également Comité des droits économiques, sociaux et culturels, observation générale n° 24 sur les obligations des États en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dans le contexte des activités des entreprises, E/C.12/GC/24, 2017, § 30.

49 CICR, Guide législatif pour la réglementation par les États des entreprises militaires et de sécurité privées, Genève, 2016, p. 53.

50 A. Pellet, « “Le bon droit” et l’ivraie – Plaidoyer pour l’ivraie (Remarques sur quelques problèmes de méthode en droit international du développement) », in Mélanges offerts à Charles Chaumont, Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – Méthodes d’analyse du droit international, Paris, Pedone, 1984, p. 482.

51 Principes 13 § 3 et 14 du projet de la CDI.

52 Principe 7 du projet de la CDI.

53 Principes 4 et 18 du projet de la CDI.

54 Principe 24 du projet de la CDI.

55 AGNU, Rapport de la CDI sur sa soixante-sixième session, A/69/10, 2014, pp. 263-264, § 209.

56 CIJ, « Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay) », Arrêt du 20 avril 2010, CIJ Recueil 2010, § 204.

57 C. Dagnicourt, op. cit., p. 85.

58 En ce sens, voir la Résolution XIV.20 adoptée lors de la COP 14 de la Convention de Ramsar, « La réponse de la Convention de Ramsar à l’urgence environnementale en Ukraine liée aux dommages causés aux zones humides d’importance internationale du pays (Sites Ramsar) à la suite de l’agression de la Fédération de Russie ». C. Touzot-Fadel, « La protection de l’environnement en temps de conflits armés et les atteintes délibérées à l’environnement », Agression de l’Ukraine par la Russie : conséquences pour l’environnement, colloque organisé par l’Université de La Rochelle, 1er décembre 2022.

59 Principe 23 du projet de la CDI.

60 UNEP, The Environmental Impact of the Conflict in Ukraine, A Preliminary Review, 2022.

61 Par exemple la plateforme en ligne « SaveEcoBot » permet aux utilisateurs de signaler des cas de dommages environnementaux. La plateforme « Ecodozor », développée par l’ONG Suisse « Zoï Environment Network » en collaboration avec le PNUE, l’OSCE et REACH a enregistré plus de 29 000 cas de dommages ou de perturbations à l’environnement dus à des activités militaires entre février et décembre 2022. La plateforme « EcoZagroza » du ministère ukrainien de l’environnement recense quant à elle les « crimes environnementaux » commis par « les occupants de la Fédération de Russie » sur la base de rapports transmis par des citoyens ukrainiens, d’experts, d’ONG et d’autres parties prenantes.

62 A.-H. Dorsouma, L’évaluation environnementale comme outil de prévention et d’atténuation des impacts des conflits armés sur l’environnement, Mémoire présenté en avril 2005 pour l’obtention du Diplôme d’études professionnelles approfondies (DEPA) de l’Université internationale de langue française au service du développement africain, p. 56.

63 Initiative on GHG accounting of war, Climate damage caused by Russia’s war in Ukraine, 2022.

64 Au cours de la 27e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, le président Zelensky a ainsi demandé la création d’une plateforme mondiale pour évaluer l’impact des actions militaires sur le climat et l’environnement.


Anne-Sophie Tabau, Sayouba Kaboré, « La protection de l’environnement en rapport avec les conflits armés à l’aune du projet de principes de la Commission du droit international », Le retour de la guerre [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 17 décembre 2023.
URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2521.

Related Posts

Begin typing your search term above and press enter to search. Press ESC to cancel.

Back To Top