Louis Balmond – La liberté de navigation à l’épreuve de la guerre

Louis Balmond
Professeur émérite, Université de Toulon, Aix Marseille Univ, CNRS, DICE, CDPC, Toulon, France

Résumé : La guerre déclenchée par l’« opération militaires spéciale » de la Russie contre l’Ukraine en février 2022, une agression selon le droit international, a une dimension maritime trop souvent négligée. Après l’annexion de la Crimée en 2014, Moscou s’efforce de prendre le contrôle de l’espace maritime adjacent au territoire ukrainien. Cet objectif est atteint en mer d’Azov et dans le détroit de Kertch. En mer Noire où la Russie domine par sa puissance navale, sa stratégie consiste à faire pression sur l’Ukraine en bloquant les accès aux ports ukrainiens par des mines, auxquelles Kiev, en légitime défense, a recours de son côté pour dissuader toute invasion par la mer. Ce recours aux méthodes et aux moyens de combat naval a fortement entravé la liberté de navigation. Néanmoins, à la suite d’un accord entre les belligérants sous l’égide de la Turquie et de l’ONU, les exportations de céréales ukrainiennes ont pu recommencer sous contrôle, pour des raisons humanitaires. 

« L’attention internationale est concentrée sur la guerre terrestre et la tragédie vécue par le peuple ukrainien. Ne mésestimons pas l’importance de ce qui se passe sur la côte et en mer, notamment en mer Noire »1. L’importance majeure du rôle joué par les espaces maritimes dans les conflits armés internationaux doit en effet être rappelée car « la guerre d’Ukraine se distingue […] en inventant une forme nouvelle de “guerre mondialisée” où même ceux qui en sont extérieurs sont pleinement touchés »2. La liberté de navigation est la manifestation la plus significative de ce monde fini et de son interdépendance, les belligérants et les tiers s’efforçant de la limiter ou d’en ajuster la portée en fonction de leurs intérêts.

La liberté de la navigation3 fut d’abord un fait social et il faudra attendre le xviie siècle et l’apparition de l’État souverain pour qu’elle entre réellement dans le droit avec l’apparition de l’État moderne. Du débat entre Grotius et Selden, on ne retiendra ici que la consécration de la liberté de navigation, devenue une règle incontestée de droit international coutumier4, mais aussi le droit pour l’État d’en restreindre la portée au nom de la protection de sa souveraineté. Les dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) consacrent cette dialectique : en mer, la liberté de navigation est le principe, mais elle est modulée par « l’attraction territoriale »5 en fonction de l’éloignement de la côte pour protéger les droits de l’État riverain.

L’usage paisible de la navigation, longtemps moyen privilégié du « doux commerce », s’exerce cependant sur un espace où les souverainetés sont toujours présentes et dont la valeur stratégique est considérable car contrôler la mer c’est aussi contrôler la terre6. L’espace des marchands est donc également celui des guerriers mais sans que disparaisse la liberté de navigation afin que le droit des neutres à commercer librement puisse être préservé. Le droit de la guerre navale s’est ainsi construit historiquement7 autour du respect des droits des neutres qui doivent pouvoir naviguer sans entrave pourvu qu’ils n’interfèrent pas dans le conflit. Il rejoint ainsi le droit international humanitaire qui repose sur la distinction entre combattants et civils et les principes de proportionnalité et de précaution dans l’attaque8. Cette double dimension se retrouve dans le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés en mer (Manuel de San Remo) de 19959 qui présente l’état du contenu du droit international coutumier applicable aux conflits armés sur mer et les wdéveloppements actuels de ce droit.

La dialectique entre liberté de navigation et conflit armé en mer doit néanmoins être contextualisée en fonction de l’« opération militaire spéciale » (du point de vue du droit international, « de l’agression ») lancée par la Russie contre l’Ukraine, le 24 février 2022. Elle marque la fin de la « mondialisation heureuse » fondée sur les échanges internationaux et de « l’illusion que l’interdépendance allait empêcher les conflits »10. Elle engage les deux États dans une guerre à la fois hybride et de haute intensité ; les rapports de force s’imposent à nouveau avec le recours à la contrainte sous toutes ses formes. Dans sa dimension navale, la guerre entre la Russie et l’Ukraine se déroule dans un espace délimité, avec au nord la mer d’Azov et le détroit de Kertch dont les deux États sont les seuls riverains et au sud la mer Noire avec quatre autres États riverains ainsi qu’une entité non reconnue par la Communauté internationale. Pour les deux États, la liberté de navigation a une valeur stratégique considérable. La Russie, agresseur, veut « prendre le contrôle de l’ensemble du littoral ukrainien ainsi que la maîtrise du nord de la mer Noire »11, son offensive terrestre bénéficiant d’un soutien naval pour assurer le déni d’accès aux côtes ukrainiennes »12. Pour cela, elle doit pouvoir faire naviguer librement ses navires dans l’espace considéré et l’interdire aux navires ukrainiens. Kiev, en légitime défense13, doit s’y opposer pour conserver le bénéfice indispensable de la liberté de navigation. Les affrontements se sont alors déroulés en deux phases, liées aux résultats des offensives russes, en 2014 et 2022, Moscou cherchant, d’abord, à faire de l’ensemble mer d’Azov-détroit de Kertch-mer Noire un « lac russe » dans lequel la navigation sera sous son contrôle, ensuite, à gagner la guerre en privant l’Ukraine de débouchés maritimes par l’usage de moyens de combats navals.

I. La prise de contrôle de la liberté de navigation par la Russie dans les eaux adjacentes à l’Ukraine

La prise de contrôle par la Russie de la liberté de navigation dans les eaux adjacentes à l’Ukraine a été dans un premier temps rendue possible par l’annexion de la Crimée en 2014. Elle est en voie d’être parachevée depuis 2022 avec la domination progressive établie par la Russie en mer Noire.

A) Une prise de contrôle rendue possible par l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014

Pour la Russie, la liberté de navigation à partir de la mer d’Azov présente, depuis toujours, un intérêt stratégique : l’accès à la Méditerranée qu’il importe de garantir aussi bien pour ses forces navales que pour son réseau de navigation fluviale des cinq mers (mers Blanche, Baltique, Caspienne, d’Azov, Noire). C’est tout autant le cas pour l’Ukraine depuis son indépendance en lui permettant de ne pas être un État enclavé. L’annexion de la Crimée en 2014 a pour effet de rompre l’équilibre relatif maintenu jusque-là en plaçant la navigation en mer d’Azov mais aussi dans le détroit de Kertch sous le contrôle de la Russie. Les problématiques juridiques soulevées dans les deux cas doivent cependant être distinguées.

1) La prise de contrôle par la Russie de la navigation dans la mer d’Azov

En 2014, la création, à la suite de la guerre du Donbass (février 2014-avril-mai 2014), des Républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk a permis à la Russie d’exercer son autorité sur une partie limitée du littoral de la mer d’Azov, avec le port de Novoazovsk. Mais c’est surtout, avec l’annexion de la Crimée, rattachée à la Russie le 18 mars 2014, que celle-ci a pu progressivement contrôler la navigation, en usant de la force et en instrumentalisant le droit international conformément à ses intérêts. La mer d’Azov semble pouvoir être considérée, selon l’article 122 de la CNUDM, comme une mer fermée ou semi-fermée puisqu’elle est « entourée par plusieurs États et reliée à une autre mer par un passage étroit »14. Toutefois, ne comptant que deux États riverains, la Russie et l’Ukraine, son régime juridique demeure encore tributaire de l’histoire entre les deux États. Mer intérieure du temps de l’URSS, elle a conservé ce statut avec l’indépendance de l’Ukraine en 1991, à la suite d’un accord bilatéral signé le 24 décembre 200315. Cet accord confirme (article 1er) que « la mer d’Azov et le détroit de Kertch sont historiquement les eaux intérieures des deux États ». Toutefois, les délimitations maritimes n’ayant pas été tracées, l’espace se trouve en réalité « en indivision » entre eux16. Dès lors, en mer d’Azov, la liberté de navigation était la règle pour les navires russes et ukrainiens, civils et militaires ; pour les navires de commerce des États tiers, elle était limitée au transit vers des ports russes ou ukrainiens et pour les navires militaires des États tiers, elle nécessitait une invitation et l’accord de l’autre État riverain. En 2014 ce régime va perdre son effectivité car la souveraineté de l’Ukraine sur ses eaux intérieures se retrouve amputée par la prise de contrôle d’une partie du littoral par la République populaire de Donetsk et du littoral de la Crimée, annexés par la Russie.

L’État ukrainien n’exerçant plus, en pratique, sa souveraineté sur l’espace terrestre bordant la mer, peut-il encore faire valoir ses droits sur les eaux intérieures qui en dépendent ? Cet état de fait résulte bien d’une violation du droit international qui, en vertu du principe ex injuria jus non oritur, interdit « de reconnaître une situation territoriale acquise par la force »17. Les États tiers pourraient alors considérer que le régime juridique applicable à la mer d’Azov étant inchangé, la navigation y est toujours possible sur invitation d’un des États riverains (en pratique l’Ukraine) dans les conditions fixées par l’accord de 2003, et en conséquence faire transiter leurs navires pour réaffirmer le principe de liberté de navigation. Les contraintes de l’effectivité imposées par le conflit armé mais aussi par le régime des eaux concernées, rendent impossible cette stratégie de law fare18, alors que les États occidentaux y ont recours en mer de Chine méridionale. De son côté, l’Ukraine semblait pourtant avoir voulu, en 1992, soustraire les eaux de la mer d’Azov au régime des eaux intérieures en indivision, en application de l’accord de 2003, pour les soumettre aux principes de la CNUDM. Elle avait pour cela procédé à la délimitation de sa mer territoriale, de sa ZEE et de son plateau continental19. Mais elle n’en a pas pour autant tiré la conséquence qui s’imposait naturellement : dénoncer l’accord de 2003. Celui-ci survit donc, bien que l’on puisse s’interroger sur sa caducité éventuelle en application de la clause « rebus sic stantibus ». Mais, sa validité n’a jamais été remise en cause, ni par les États tiers ni par les Parties, « la Russie parce que le statu quo lui convient, l’Ukraine parce que le rapport de force lui est trop défavorable »20. La Russie a ainsi désormais établi une situation de fait qui lui assure la maîtrise de la navigation dans la mer d’Azov en violation des droits de l’Ukraine.

2) La prise de contrôle par la Russie de la liberté de la navigation dans le détroit de Kertch

La position de la Russie est confortée par le fait qu’elle contrôle aussi, depuis l’annexion de la Crimée, le détroit de Kertch, passage entre la mer d’Azov et la mer Noire. Long de 35 km, il séparait, avant 2014, la péninsule de Crimée appartenant à l’Ukraine à l’ouest et la péninsule de Taman appartenant à la Russie à l’est. Désormais, celle-ci exerce son autorité sur toutes les terres entourant le détroit. L’accord de 2003 prévoyant qu’il appartenait aux eaux intérieures des deux États, il relève dès lors de facto des eaux intérieures russes. Le transit dans le détroit de Kertch a pu ainsi faire l’objet, au nom des exigences de la sécurité, d’un contrôle renforcé par Moscou. La liberté de navigation a été notamment fortement entravée pour les navires se rendant dans les ports ukrainiens de Berdiansk et de Marioupol, du fait de la multiplication des procédures exigées pour le transit21.

Une entrave supplémentaire a encore aggravé les atteintes à la liberté de navigation avec la construction, commencée en 2016, achevée en mai 2018, d’un pont sur le détroit, dans le but d’arrimer la Crimée à la Russie par une connexion routière et ferroviaire de 18 km de long22. En effet, la hauteur réduite de l’ouvrage empêche le passage d’un certain nombre de navires, notamment ceux grâce auxquels l’Ukraine faisait transiter ses exportations de céréales vers la mer Noire. Quant aux autres, le prétexte de la nécessaire sécurisation du passage justifie là encore des restrictions considérables. Cela a conduit l’Ukraine à intenter, en 2016, une action, encore pendante, devant la Cour permanente d’arbitrage pour l’atteinte à la liberté de navigation résultant de la construction du pont de Kertch23. Elle a ensuite tenté, le 25 novembre 2018, de faire transiter par le détroit trois navires militaires allant du port ukrainien d’Odessa en mer Noire au port de Marioupol24. Après des échanges de tir, ils ont été arraisonnés par des garde-côtes russes et leurs équipages faits prisonniers. L’Ukraine a alors saisi, le 31 mars 2019, le Tribunal international du droit de la mer sur la base de l’Annexe VII de la CNUDM relativement à l’immobilisation des trois navires25 et a présenté, le 16 avril 2019, une demande en prescription de mesures conservatoires relative à « l’immunité de trois navires militaires ukrainiens et des vingt-quatre militaires présents à bord »26.

Ces évènements ont relancé, du côté de l’Ukraine, la question du statut juridique du détroit et de son éventuelle internationalisation. Selon les articles 37 et 38 de la CNUDM, le régime de droit commun applicable aux détroits servant à la navigation internationale, qui permet aux navires l’exercice de la liberté de navigation sans entrave par un transit continu et rapide, s’applique uniquement dans les détroits qui mettent en communication deux zones de libre navigation (haute mer ou ZEE). Cette condition ne peut être remplie avec le détroit de Kertch puisqu’il relie, en vertu de l’accord bilatéral de 2003, la haute mer de la mer Noire aux eaux intérieures de la mer d’Azov. Par contre, l’Ukraine pourrait néanmoins s’appuyer sur l’article 45.1.b de la CNUDM qui traite du passage inoffensif et s’applique aux détroits qui ne sont pas soumis au régime du passage en transit ou qui relient la mer territoriale d’un État à une partie de la haute mer ou à la zone économique exclusive d’un autre État. Dans cette hypothèse, le droit de passage inoffensif pourrait bénéficier aux navires ukrainiens allant de la mer Noire à leur mer territoriale en Ukraine. Encore faudrait-il dans ce cas encore que Kiev dénonce l’accord.

On mesure ainsi que, dans cette zone, le droit en vigueur, avec le contrôle du littoral ukrainien par la Russie ou par des entités qui en dépendent, contribue à favoriser la mainmise de Moscou sur la liberté de navigation et faire de la mer d’Azov une mer intérieure russe.

B) Une prise de contrôle parachevée par la domination de la Russie sur la mer Noire en 2022

L’avancée de la Russie vers le sud allait couvrir progressivement la mer Noire en 2022, un espace maritime placé, après l’adoption de la Convention de Montreux en 1936 « sous une sorte de condominium-soviéto-turc »27. Désormais, il bénéficie surtout à la Russie qui peut y contrôler la liberté de navigation, parce qu’elle dispose d’une puissance navale que seuls les Occidentaux pourraient contrebalancer mais en sont empêchés par la fermeture des détroits.

1) Une domination appuyée sur la puissance navale russe

Malgré l’apparition, après la fin de l’URSS en 1991, de deux nouveaux États riverains, l’Ukraine et la Géorgie, la stabilité de l’espace de la mer Noire n’a pas, dans un premier temps, été remise en cause : l’accord s’était réalisé entre les États, en dehors de leurs eaux territoriales, sur l’existence de zones économiques exclusives. Certaines avaient été délimitées par des négociations survenues avant la fin de l’URSS (par exemple entre la Turquie et l’URSS en 1978, puis en 1986-1987), d’autres après la fin de l’URSS (notamment entre la Roumanie et l’Ukraine, à la suite d’une décision de la Cour internationale de Justice de 2009)28. Cette stabilité a été remise en cause, d’abord par la guerre de Géorgie en 2008, conduisant à l’apparition d’une nouvelle entité riveraine, la République d’Abkhazie, devenue indépendante avec le soutien de la Russie mais non reconnue par la Communauté internationale. La délimitation maritime entre la Russie et la Géorgie est donc désormais contestée. Ensuite, l’annexion de la Crimée en 2014 a, de fait, remis en cause les délimitations maritimes entre la Russie et l’Ukraine, cette dernière n’ayant plus le contrôle d’une partie de ses eaux territoriales passées, selon Moscou, sous sa souveraineté. Dès lors, la Russie a pu décider, pour conduire des exercices navals du 24 avril 2021 jusqu’au 31 octobre 2021, de « suspendre le passage à travers les eaux territoriales de la Fédération de Russie pour les navires militaires et autres bâtiments étatiques29 ». Trois zones étaient concernées : au large de la côte occidentale de la Crimée, au sud de Sébastopol et au large de la presqu’île de Kertch. L’atteinte à la liberté de navigation qui en a résulté a été dénoncée sans succès par les États membres de l’OTAN, jugeant disproportionné l’espace d’exclusion défini, et condamnée par l’Ukraine comme étant « une usurpation de ses droits souverains ».

Pour autant, la mer Noire comporte toujours un espace de libre navigation qui n’est pas contesté, dans les ZEE que les riverains ont délimitées. Si l’on ne considère que ces derniers, cette situation profite d’abord à la Russie, sa puissance navale n’ayant pas de concurrence dans la zone. La Bulgarie et la Roumanie n’ont pas de forces navales significatives et c’est aussi le cas, à un degré moindre, de l’Ukraine. Quant à la Turquie, elle n’a pas l’intention de remettre en cause le condominium qui s’est à nouveau installé avec la Russie. La prédominance de la Russie ne peut donc être contestée que par des États tiers qui décideraient de tirer parti de la liberté de navigation en mer Noire en faisant transiter leurs navires à partir de la Méditerranée. Depuis 2014 en particulier, des navires de l’OTAN opéraient régulièrement en mer Noire, réaffirmant ainsi le principe de la liberté de navigation. Dans ce but, l’exercice Breeze, conduit depuis 1996 pour développer l’interopérabilité et la disponibilité opérationnelle, a été renforcé, le dernier ayant eu lieu en juillet 202130. La Russie, qui a condamné l’ampleur de ces manœuvres, a lancé un exercice mobilisant des forces comparables, le 12 février 2022, la date n’étant sans doute pas anodine, destiné à « défendre la côte maritime de la péninsule de Crimée et les bases des forces de la flotte de la mer Noire […] d’éventuelles menaces militaires »31.

À cette date, la Russie avait donc pris le contrôle de la mer d’Azov et du détroit de Kertch où elle pouvait restreindre la liberté de navigation en fonction de ses intérêts. En mer Noire, ses tentatives pour y parvenir étaient limitées par la possibilité des forces de l’OTAN de transiter par les détroits turcs pour y naviguer librement. Cet équilibre va être bouleversé par le déclenchement de l’opération militaire spéciale de la Russie le 22 février 2022, entraînant la décision de la Turquie de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles

2) Une domination facilitée par la fermeture des détroits par la Turquie

Si l’on retient la définition d’une mer fermée ou semi-fermée donnée par l’article 122 de la CNUDM, on peut considérer que la mer Noire, comme la mer d’Azov, est une mer fermée ou semi-fermée car elle est entourée par six États et un État non reconnu (La Russie, l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, la Turquie et la Géorgie ainsi que la république d’Abkhazie), et reliée à une autre mer par un passage étroit32. Celui-ci est constitué par les détroits du Bosphore et des Dardanelles (les « détroits turcs ») qui commandent l’accès à la Méditerranée. Depuis la Convention de Montreux du 20 juillet 193633, ils sont placés sous le contrôle d’un État riverain, la Turquie, devenue ainsi, la « gardienne des détroits ». Leur régime juridique consacre la liberté de passage tout en sauvegardant la sécurité de la Turquie et des États riverains de la mer Noire. Il tient compte de trois éléments34 : la nature du navire en transit (navire de commerce ou navire de guerre), la nationalité du navire (d’un État riverain ou non riverain de la mer Noire) et enfin le contexte (temps de paix ou guerre ; Turquie belligérante ou non belligérante). Pour les navires de guerre, la liberté de passage est confirmée même si elle est assortie de restrictions selon le tonnage, d’une exigence de préavis et si le transit ne peut durer au plus que 21 jours en mer Noire. La Turquie retrouve cependant le pouvoir discrétionnaire d’interrompre le passage dans les détroits si elle est partie prenante à un conflit ou si elle s’estime menacée d’un danger de guerre imminent. Dans ce cas, néanmoins, les navires militaires des États belligérants peuvent bénéficier du droit de passage pour regagner leur port base (article 21 § 2)35. Dans le cas d’un conflit auquel la Turquie n’est pas partie prenante, la Convention prévoit que les bâtiments de guerre des États belligérants ne jouissent pas de la liberté de passage à travers les détroits. Après quelques hésitations, l’Ukraine ayant sollicité la Turquie de fermer les détroits aux navires de guerre russes présents en Méditerranée orientale, Istanbul a décidé, le 28 février 2022, de déclencher l’application des dispositions de la Convention de Montreux afin de « prévenir l’escalade du conflit »36. Le ministre turc des Affaires étrangères a précisé que la mesure d’interdiction de passage s’appliquait à tous les navires militaires d’États riverains ou non de la mer Noire. Elle s’est appuyée sur une lecture conjointe de l’article 21 § 1 de la Convention qui vise la situation dans laquelle « la Turquie s’estimerait menacée d’un danger de guerre imminent », et de l’article 20 auquel il renvoie en prévoyant que, dans ce cas, « le passage des bâtiments de guerre serait laissé à la discrétion du gouvernement turc ». Par ailleurs, conformément à l’article 21 § 2, la Turquie a autorisé le passage des navires militaires des États belligérants regagnant leur port base, en mer Noire ou en mer d’Azov, quasiment tous des bâtiments russes. « Le régime concernant l’ouverture des détroits est donc [bien] tributaire des rapports de forces en mer Noire, mais plus largement de la situation internationale, avec une position particulière pour la Turquie »37. La décision d’Ankara est assurément commandée par le fait que, État membre de l’OTAN, elle doit également entretenir ses liens économiques forts avec la Russie dont elle dépend sur le plan énergétique, mais également parce qu’elle recherche une position équilibrée face au conflit en Ukraine, à laquelle elle fournit des armes. En fermant les détroits, elle contribue à faire disparaître les risques d’affrontement entre forces navales russes et forces navales de l’OTAN, ce qui lui permettra ensuite de participer activement à une médiation décisive pour rétablir les exportations de céréales à partir du territoire ukrainien. Mais, cette décision favorise la Russie qui a pu rapatrier une partie de ses forces vers leurs portsbases et qui n’a plus d’adversaire à sa mesure dans le domaine naval en mer Noire, les forces navales de l’OTAN étant désormais confinées en Méditerranée orientale38.

Ainsi, dans la plus grande partie de la mer Noire, la Russie dispose des moyens nécessaires pour maîtriser l’exercice de la liberté de navigation. De plus, depuis mai 2022 et la prise de Marioupol, assurant « une continuité territoriale entre les forces russes venues de la Crimée annexée, qui avaient déjà pris possession des ports de Berdiansk et Kherson, et celles venant du Donbass »39, son contrôle sur la mer d’Azov est total. Pour parvenir à ce résultat, la Russie a eu recours à l’emploi de la force en violation du droit international pour conquérir des territoires sous la souveraineté de l’Ukraine et par là même les espaces maritimes adjacents. Elle a pu néanmoins s’appuyer aussi sur l’accord de 2003, lequel, ignorant les rapports de force, postulait un consensus permanent entre ses deux signataires et non leur conflit.

Si la fermeture des détroits parachève ainsi le contrôle de fait établi progressivement par la Russie sur la navigation dans cette zone, son objectif essentiel reste de s’emparer de la façade maritime ukrainienne de la mer Noire, au sud de la Crimée, pour relier cette péninsule à la Transnistrie, contrôler Odessa, voire le canal Danube-mer Noire. Pour y parvenir, elle a appuyé son offensive terrestre par une action navale destinée à provoquer l’isolement de l’Ukraine, à laquelle celle-ci a riposté sur le terrain naval également. La mise en œuvre par les belligérants de méthodes et moyens de guerre navale a eu naturellement pour conséquence de restreindre fortement la liberté de navigation.

II. La tentative d’interdiction de la liberté de navigation par la guerre navale, moyen de pression de la Russie contre l’Ukraine

Pour J. Salmon, la guerre sur mer désigne « l’ensemble des opérations militaires ou des actes d’hostilités accomplis par, entre, ou contre les forces navales d’un belligérant »40. Elle est soumise, en les adaptant aux spécificités de l’espace maritime, aux principes du droit international humanitaire. Les méthodes et moyens de combat employés peuvent donc permettre de détruire les capacités navales de l’adversaire et/ou de le contraindre à capituler par une action à partir de la mer. Toutefois, le niveau de violence utilisé doit être proportionné à l’objectif militaire à atteindre et la distinction entre combattants et non-combattants doit être respectée. Cette exigence rejoint la protection accordée aux États et par suite aux navires neutres, le droit de la guerre navale s’étant construit pour une bonne part sur le droit des neutres41. Les États neutres conservent ainsi le droit de commercer et de disposer pour cela de la liberté de navigation. L’usage par les belligérants des méthodes et moyens de combat naval l’a remise en cause et seules des exigences humanitaires majeures ont permis son rétablissement partiel.

A) Un recours contestable aux méthodes et moyens de la guerre navale empêchant la liberté de navigation

Dans la guerre navale résultant du conflit entre l’Ukraine et la Russie, l’affrontement entre forces navales a été très limité du fait d’une « marine ukrainienne quasi inexistante » détruite pour l’essentiel dès les premiers jours du conflit42. Par contre, la Russie a développé une guerre de la mer contre la terre par une action amphibie aboutissant à la prise de l’île des Serpents à laquelle l’Ukraine a répondu par une guerre de la terre à la mer en reprenant ce point stratégique43 et en coulant le Moskva, navire amiral de la flotte russe de la mer Noire. Ces différentes actions n’ont pas soulevé de problèmes juridiques, du point de vue de leur conformité au droit de la guerre navale, mais ont eu pour conséquence de modifier la stratégie de la Russie. Avec les menaces pesant sur ses forces navales, elle a décidé de les positionner désormais à distance pour bloquer l’accès aux ports ukrainiens et de recourir à l’utilisation de mines sous-marines. De son côté, l’Ukraine s’est efforcée d’empêcher toute attaque de son littoral venant de la mer en utilisant également les mines sous-marines. Les justifications de ces utilisations de la force en mer, qui ont pour conséquence la limitation ou l’interdiction de la navigation, sont naturellement incomparables entre un agresseur et un État en légitime défense. Néanmoins, les exigences du droit international humanitaire, qui président au régime juridique de la guerre navale, conduisent à s’interroger sur leur légalité.

L’action conduite par la Russie depuis le 22 février 2022, destinée à interdire l’entrée des ports ukrainiens, notamment Odessa, aux navires et à leurs cargaisons, a été souvent qualifiée de « blocus »44 pour signifier la volonté de Moscou d’empêcher toute communication entre le littoral ukrainien et les espaces maritimes de libre navigation. L’histoire enseigne l’importance que peut avoir cette méthode de combat naval sur l’évolution du conflit. Elle doit néanmoins être conforme au droit international tel qu’il résulte de la Charte des Nations Unies et des Déclarations de Paris du 30 mars 1856 et de Londres du 26 février 1909, confirmées depuis par le Manuel de San Remo en 199545, ce qui n’est pas le cas de l’action conduite par la Russie.

La Charte des Nations Unies fait du blocus un acte de guerre impliquant l’emploi de la force armée. À ce titre, il ne peut y être recouru que dans les hypothèses prévues par la Charte, sur la base d’une résolution du Conseil de sécurité constatant une menace à la paix et à la sécurité internationale ou en cas de légitime défense46. Les actions de déni d’accès conduites unilatéralement par la Russie étant la conséquence d’un emploi de la force armée constitutif d’une agression, telle que celle-ci est définie par le droit international, elles ne peuvent d’emblée être qualifiées de blocus. Elles ne peuvent l’être non plus au sens du droit de la guerre sur mer. Si « le blocus correspond à un acte d’hostilité par lequel un État belligérant déclare l’interdiction des communications entre la haute mer et un littoral ennemi en vue d’empêcher l’effort de guerre adverse de bénéficier de tout ravitaillement par voie maritime47, son déclenchement et son déroulement sont soumis à des conditions qui ne sont pas remplies en l’espèce. Ainsi, la Russie n’a-t-elle pas annoncé la mise en place d’un blocus mais « simplement notifié une zone maritime au nord de la latitude 45° 21N où toute navigation est interdite »48, ce qui n’entraîne pas l’application du même régime juridique. Le blocus doit en effet être effectif, ce qui est une situation de fait exigeant qu’il soit recouru à des moyens navals suffisants et disposés afin de permettre d’interdire réellement l’accès au littoral ennemi. Or, il s’avère, et l’observation le confirme, que les forces navales russes n’exercent pas un blocus, que les navires déployés sont en nombre insuffisant pour le rendre effectif et positionné trop loin du littoral dont ils ont été contraints de s’éloigner. Pour autant, le blocus peut ne pas être assuré uniquement par des forces navales mais également par des moyens aériens ou surtout par des systèmes d’armes comme les mines, dont la présence est avérée dans les eaux de la mer Noire49. Il est acquis que ce sont des mines issues de fabrication ukrainienne dont les deux belligérants disposent. Ils se renvoient dès lors la responsabilité de les avoir laissées dériver. L’Ukraine les a mouillées pour barrer l’accès au port d’Odessa contre une éventuelle attaque russe. Ce « minage défensif », utilisé pour empêcher l’ennemi de prendre pied sur le rivage, est conforme au droit international50, ce que la Russie conteste au motif que ces mines, devenues dérivantes du fait de leur obsolescence, auraient échappé au contrôle des Ukrainiens51. Mais la Russie a pu aussi s’emparer de mines ukrainiennes lors de l’annexion de la Crimée et de la prise du port de Sébastopol et les mouiller près du rivage pour rendre le blocus effectif. Le recours aux mines pourrait être jugé dans ce cas comme ne respectant pas les dispositions du § 102 du Manuel de San Remo, qui interdit d’établir un blocus dont « le seul but est d’affamer la population ou de la priver d’autres objets essentiels à sa survie, causant ainsi des dommages excessifs par rapport à l’objectif militaire poursuivi ».

La Russie pourrait-elle alors invoquer le fait qu’elle a mis en place une zone d’interdiction et non un blocus ? Cette construction juridique n’était pas prévue par le droit des conflits armés sur mer mais s’est imposée par la pratique52. Elle consiste, pour un État belligérant, à établir une zone dans laquelle le passage des navires neutres est encadré, voire interdit. Dans le premier cas, la zone de guerre, que l’on pourrait qualifier de « défensive », doit assurer la sécurité de l’État côtier tout en protégeant la navigation neutre par la mise en place de couloirs de navigation. Son non-respect peut entraîner la capture des navires53. Ces mesures qui visent à réguler la navigation pour assurer sa sécurité, non à l’empêcher, ont été considérées comme conformes au droit de la guerre navale. Il en va autrement dans le second cas lorsqu’une zone d’exclusion « offensive », c’est-à-dire établie au large des côtes d’un État ennemi, interdit toute navigation neutre dans le périmètre que l’État belligérant a défini54. Elle revient alors à tenter d’imposer un blocus sans en respecter les conditions juridiques et elle a été pour cela considérée comme violant le droit international. Une hypothèse particulière est néanmoins apparue en 1982 lorsque, à l’occasion de la guerre l’opposant à l’Argentine, le Royaume-Uni a instauré une zone d’exclusion totale de 200 milles autour des îles Malouines, dans laquelle tout navire militaire ou civil s’y trouvant sans autorisation pourrait être attaqué. Si la création de cette zone a pu apparaître illégale, elle se distinguait des précédentes pour des raisons de fait55 : elle ne visait pas les eaux adjacentes au territoire continental argentin mais les eaux adjacentes aux îles Malouines dans lesquelles se déroulaient les combats ; elle était éloignée des principales lignes de navigation et son impact sur les neutres était donc très restreint d’autant que les forces navales britanniques avaient la capacité d’en interdire l’accès. Dès lors, elle a pu apparaître comme un moyen de circonscrire le champ du conflit naval et par là même d’en limiter les effets collatéraux. La zone d’exclusion était donc une réalité et avait un intérêt humanitaire, une interprétation que l’on retrouve désormais dans le Manuel de San Remo56. Un belligérant peut ainsi établir une telle zone à titre exceptionnel en notifiant le début, la durée, la fin et la nature des restrictions imposées, strictement limitées aux besoins des nécessités militaires et respectant les droits des neutres à un usage légitime de la mer. À l’évidence, la zone d’exclusion « offensive » mise en place par la Russie n’avait aucun objectif humanitaire.

En mer Noire, la liberté de navigation est donc mise à mal par des belligérants qui, soit comme l’Ukraine, pour défendre son territoire, n’a pas respecté le principe de précaution dans l’usage des mines navales, soit comme la Russie, a enfreint délibérément le droit international pour atteindre ses objectifs stratégiques, en empêchant la liberté de navigation par la contrainte, les attaques et l’insécurité qui en résulte. Des exigences humanitaires impérieuses ont cependant conduit à la rétablir sous contrôle.

B) Le rétablissement partiel de la liberté de navigation en mer Noire au nom des exigences humanitaires

Le retour partiel à la liberté de navigation en mer Noire est dû au déclenchement d’une crise alimentaire majeure devenue mondiale du fait du blocage des ports ukrainiens, empêchant les exportations de céréales par voie maritime. Avant le conflit, l’Ukraine fournissait environ 45 millions de tonnes de céréales au marché mondial chaque année, soit, avec la Russie, 30 % des exportations mondiales de blé, cette dernière étant également un exportateur majeur d’engrais et d’aliments pour animaux. Avec le début des hostilités, plus d’une vingtaine de millions de tonnes de grains se sont donc trouvées bloquées dans les ports de la mer Noire par les navires russes et par les mines placées par les Ukrainiens pour se protéger d’un assaut par la mer. L’effet sur les marchés a été immédiat57, faisant craindre une crise alimentaire mondiale avec des risques de famines dans des États très dépendants des céréales ukrainiennes comme le Liban, l’Égypte ou les États de l’Afrique subsaharienne. Il était donc impératif, pour assurer la sécurité alimentaire, de restaurer une liberté de navigation permettant de réintégrer la production agricole de l’Ukraine et la production d’aliments et d’engrais de la Russie et du Bélarus dans les marchés mondiaux.

Cet objectif a été atteint grâce au concours, au côté du Secrétaire général de l’ONU, de la FAO et de l’OMI, de la diplomatie turque, qui mène, depuis le début du conflit, « un numéro d’équilibriste, tentant à la fois d’entretenir son partenariat militaire avec l’Ukraine, de conserver de bonnes relations avec Moscou tout en endiguant une présence russe de plus en plus forte dans la mer Noire »58. Ankara, qui y avait un intérêt direct, a ainsi permis de parvenir à un accord entre les belligérants, l’Initiative céréalière de la mer Noire (l’Initiative), sur les exportations de céréales et des produits associés. Conclue le 22 juillet 2022 à Istanbul, après des négociations entre représentants de l’ONU, de la Turquie, de l’Ukraine et de la Russie, elle repose sur deux textes identiques (Accord concernant l’Initiative céréalière de la mer Noire et Protocole d’accord sur l’exportation de nourriture et d’engrais russes) mais séparés à la demande de l’Ukraine qui a refusé de parapher tout document avec la Russie. Du côté de Kiev, l’accord valable pendant 120 jours devait permettre d’exporter les 25 millions de tonnes de céréales se trouvant dans les ports d’Odessa, de Pivdenny et de Tchornorosk. En contrepartie, la Russie a obtenu la garantie que les sanctions occidentales ne s’appliqueraient pas, ni directement ni indirectement, du fait de blocages résultant des assurances et du système bancaire, à ses propres exportations de produits agricoles et d’engrais.

Pour organiser la navigation assurant le transport des céréales, l’Initiative prévoit que la circulation des navires marchands utilisés sera protégée contre les mines par la mise en place de « couloirs sécurisés »59 que les deux parties se sont engagées à ne pas attaquer et par l’intervention de pilotes ukrainiens jusqu’à la sortie des eaux territoriales de Kiev. Un centre de coordination conjoint (CCM) a été établi à Istanbul avec des représentants des deux Parties, de la Turquie et des Nations unies pour superviser l’ensemble du mécanisme. Les navires souhaitant participer à l’Initiative sont soumis à une inspection pour s’assurer, à l’entrée des détroits turcs, qu’ils sont vides de cargaison. Elle s’effectue à quai et non en mer, la Russie souhaitant avoir la garantie qu’ils n’apportent pas d’armes à l’Ukraine. Ensuite, ils naviguent à travers le couloir humanitaire maritime défini et surveillé en permanence par le CCM, vers les ports ukrainiens, pour y être chargés. Au retour, les navires sont inspectés dans les mêmes conditions. Conformément à cette procédure, le CCM a établi le calendrier des rotations de navires en mer Noire qui ont commencé à partir du 1er août 2022 et le 14 mars 2023, l’accord avait permis l’exportation de 24 millions de tonnes de céréales et 1 600 voyages sécurisés de navires à travers la mer Noire60. Ces résultats sont d’autant moins négligeables qu’ils se sont accompagnés d’une baisse du prix des denrées alimentaires, mais leur durée, assujettie à un renouvellement périodique avec l’accord des Parties, reste incertaine comme la liberté surveillée de navigation qui en résulte. La Russie a en effet tenté d’instrumentaliser les accords en menaçant périodiquement de s’en retirer, invoquant les « agissements de l’Ukraine » en mer Noire, et en particulier les […] frappes contre des navires russes, [mettant] en danger le fonctionnement du corridor humanitaire, qu’elles utilisent à des fins militaires »61, mais aussi l’inéquité du mécanisme du fait du blocage de cargaisons visées par le protocole dans des ports européens résultant des sanctions adoptées par l’Union européenne. Si la Russie est restée dans l’accord, c’est au prix de garanties fournies par l’ONU sur l’accès au transport maritime. Alors que 300 000 tonnes d’engrais étaient bloquées dans les ports européens, le gouvernement néerlandais a débloqué à la demande de l’ONU une cargaison de 20 000 tonnes à destination du Malawi, le 21 novembre 202262. Cette liberté de navigation même sous surveillance reste donc fragile et l’annonce du dernier renouvellement de l’accord, le 18 mars 2023, ne mentionnait d’ailleurs pas sa durée, la Russie ne s’étant engagée que pour six mois contre douze mois pour l’Ukraine63.

La guerre entre la Russie et l’Ukraine enseigne à la fois la fragilité et l’importance de la liberté de la navigation. Elle peut toujours devenir l’otage d’un conflit armé et son effectivité sera alors tributaire de la volonté des belligérants de respecter le droit international. Elle peut aussi, du fait de son importance pour la Communauté internationale, susciter des consensus diplomatiques et juridiques permettant d’en garantir l’exercice. À ce titre, l’Initiative céréalière de la mer Noire a été parfois évoquée par le Secrétaire général des Nations Unies comme un processus susceptible d’ouvrir une solution politique au conflit en Ukraine.


1 A. Oudot de Dainville, « La mer Noire : espace stratégique », Revue Défense Nationale, 2022/5, n° 850, p. 33.

2 B. Badie, « Mirages et dangers de l’éternel retour », in B. Badie et D. Vidal (dir.), Le monde ne sera plus comme avant, Les Liens qui Libèrent, 2023, p. 9.

3 Voir de manière générale sur la liberté de navigation, J.-M. Thouvenin, « La liberté de navigation », in M. Forteau et J.-M. Thouvenin (dir.), Traité du droit international de la mer, Paris, Pedone 2017, not. p. 655-659 et 676-700.

4 R. Wolfrum, « La liberté de navigation, nouveaux défis », Déclaration du président du Tribunal International du Droit de la Mer.

5 P.-M. Dupuy, Y. Kerbrat, Droit international Public, Paris, Dalloz, 12e éd., p. 812.

6 Selon la célèbre formule de Sir Walter Raleigh vers 1600.

7 Déclaration de Paris du 30 mars 1856, Convention de La Haye du 18 octobre 1907 et Déclaration de Londres du 26 février 1909 ; voir D. Momtaz, « La libre navigation à l’épreuve des conflits armés », La mer et son droit, Mélanges offerts à L. Lucchini et J.-P. Quéneudec, Paris, Pedone, 2003, p. 437.

8 N. Melzer, Droit international humanitaire, Genève, CICR, 2018, p. 95-105 et 118-122.

9 L. Doswald-Beck (éd.), « San Remo Manual on International Law Applicable to Armed Conflicts at Sea » Cambridge University Press, 1995, 257 p. 

10 A. Gollnisch, « Enseignements navals et maritimes de la guerre en Ukraine », Revue Défense Nationale, n° 2022/8, p. 13.

11 A. Peyronnet, « Aspects navals du conflit en Ukraine : la mer Noire n’est pas encore un lac russe », Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques.

12 « La mission navale par excellence, c’est user de la mer/en dénier l’usage aux adversaires » (M. Tripier, « Le Royaume d’Archimède », Economica, 1993, p. 16).

13 Sur les notions d’agression et de légitime défense dans ce contexte, voir, à un an d’intervalle, S. Sur, « La guerre du droit dans le conflit ukrainien », ; thucyblog n° 227, 1-3 et Th. Fleury-Graff, « La Russie contre l’Ukraine : espaces géopolitiques et frontières du droit international », Revue générale de droit international public, 2023/1, p. 5-9.

14 Voir en ce sens, D. Ortolland, « L’application du droit de la mer à la mer Noire et à la mer Caspienne », Relations internationales, 2021/3, n° 187, p. 11-26.

15 Accord entre la Fédération de Russie et l’Ukraine relatif à la coopération dans l’utilisation de la mer d’Azov et du détroit de Kertch.

16 I. Paparella, « Azov, Kertch et Crimée : droit et géostratégie », Revue Défense nationale, 2022/, n° 849, p. 50.

17 Assemblée générale des Nations Unies, Résolution 2625 (XXV), Déclaration sur les principes de droit international touchant aux relations pacifiques et à la coopération entre États (A/8082), 24 octobre 2010.

18 Voir sur cette « guerre du droit », J.-E. Perrin, « L’instrumentalisation et l’arsenalisation de la règle de droit à des fins politiques ou militaires et ses conséquences sur l’ordre juridique international quelle stratégie de riposte », Revue générale de droit international public, 2020, p. 289-307.

19 Voir sur ce point l’analyse de M. Lehardy, « Les problématiques juridiques liées à la navigation dans le détroit de Kertch », M. Sur et E. Katiman, The 3rd Conference of the Faculty of Law on the International Law of the Sea, Istanbul, 2021.

20 I. Paparella, op. cit., p. 50.

21 D. Jacqmin, « Tensions en mer d’Azov », Éclairage du GRIP, 13 septembre 2018.

22 L’ouvrage a été endommagé le 8 avril 2022 par une explosion mais qui n’a bloqué que momentanément le trafic ferroviaire et routier.

23 Cour permanente d’arbitrage, « Différend concernant les droits de l’État côtier dans la mer Noire, la mer d’Azov et le détroit de Kertch » (Ukraine c. Fédération de Russie), 16 septembre 2016, instance en cours.

24 Voir E. Raharimbolamena, « L’incident du détroit de Kertch », 28 janvier 2019.

25 Tribunal international du droit de la mer, « Affaire relative à l’immobilisation de trois navires militaires ukrainiens » (Ukraine c. Fédération de Russie), 31 mars 2019, affaire n° 26.

26 Tribunal international du droit de la mer, « Demande en prescription de mesures conservatoires relative à l’immunité de trois navires militaires ukrainiens et des vingt-quatre militaires présents à bord », 16 avril 2019. Le Tribunal a rendu son ordonnance le 10 avril 2019, laquelle prescrit à la Russie de « procéder immédiatement à la libération des navires » et de les remettre sous la garde de l’Ukraine, de même que les vingt-quatre militaires détenus doivent être autorisés à rentrer dans leur pays, (ITLOS, Press 284, 25 mai 2019). Jusqu’à présent, ces prescriptions n’ont pas été respectées.

27 D. Ortolland, « L’application du droit de la mer à la mer Noire et à la mer Caspienne », Relations internationales, 2021/3, n° 187, p. 24.

28 Cour internationale de Justice, « Délimitation maritime en mer Noire » (Roumanie c. Ukraine), Communiqué de presse, 2009/9, 3 février 2009.

29 Agence publique Ria Novosti, AFP, 16 avril 2021.

30 Du 12 juillet au 19 juillet 2021, l’exercice a mobilisé 30 navires de 14 États de l’Alliance sous la direction de la Bulgarie (« Des navires de l’OTAN s’exercent en mer Noire », OTAN, 19 juillet 2021).

31 L. Lagneau, « La marine russe lance un important exercice naval en mer Noire », 12 février 2022.

32 Voir en ce sens, D. Ortolland, op. cit., p. 11-26.

33 Voir le texte.

34 Centre d’Études Supérieures de la Marine, « Les détroits turcs au cœur d’un nouvel équilibre géopolitique en mer Noire, Brèves Marines, n° 265.

35 Ce droit pouvant être refusé par la Turquie si « l’État belligérant a causé la situation de danger imminent ». La Turquie n’a pas songé à recourir à cette disposition, ce qui l’aurait conduite à prendre parti contre la Russie. Celle-ci l’en a d’ailleurs remercié.

36 L. Lagneau, « La Turquie bloque les détroits du Bosphore et des Dardanelles pour presque tous les navires militaires », Opex360.

37 Centre d’Études Supérieures de la Marine, « Les détroits turcs au cœur d’un nouvel équilibre géopolitique en mer Noire, Brèves Marines, n° 265, op. cit.

38 Les forces navales des États membres de l’OTAN riverains de la mer Noire, la Bulgarie, et la Roumanie, étant négligeables et, dans tous les cas, limitées dans leur action par le choix de la non-belligérance par l’Alliance atlantique.

39 A. Peyronnet, « Aspects navals du conflit en Ukraine : la mer Noire n’est pas encore un lac russe », Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques, 29 juin 2022].

40 J. Salmon (éd.), Dictionnaire du droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 541.

41 Voir M. Sassoli, A. Bouvier et A. Quintin, Un droit dans la guerre ?, vol. 1, Présentation du droit international humanitaire, CICR, Genève, 2012, p. 364-370.

42 Son navire amiral le Hetman Sahaydatchny ayant été sabordé dès le 3 mars, A. Oudot de Dainville, op. cit., p. 34.

43 L’île aux Serpents, qui présente l’intérêt stratégique considérable de bloquer l’accès aéromaritime à toute la frange côtière ukrainienne et de contrôler l’embouchure du Danube, a été prise par les Russes le 24 février 2022 et reconquise par les Ukrainiens, le 30 juin 2022.

44 C’est le cas en permanence dans la presse ; voir aussi par exemple, L. Dubar, « Comprendre le blocus sur la mer Noire », 14 juin 2022 ; de même, A. Peyronnet, op. cit.

45 D. Momtaz, « La libre navigation à l’épreuve des conflits armés », La mer et son droit, Mélanges offerts à Laurent Lucchini et Jean-Pierre Quéneudec, Paris, Pedone, 2003, p. 442-443.

46 Charte des Nations Unies, articles 42 et 51.

47 C. Mommessin, « La Russie impose-t-elle un blocus naval en mer Noire ? », Brèves Marines, n° 269.

48 C. Mommessin, op. cit.

49 Mine ayant rompu son ancrage, repérée le 26 mars 2022 à l’entrée du Bosphore en mer Noire, ce qui a entraîné la fermeture temporaire du détroit ; mine neutralisée le 28 mars 2022 au large du port de Constantza par la marine roumaine : auparavant, le 3 mars, le cargo estonien Helt avait coulé au large d’Odessa après avoir été touché sous la ligne de flottaison, 5 avril 2022.

50 Puisqu’il s’agit d’un objectif militaire légitime, Manuel de San Remo, §80.

51 Le Manuel de San Remo, § 81, fait en effet obligation aux États de ne poser des mines que si elles comportent un mécanisme de neutralisation, au cas où elles dériveraient ou seraient perdues.

52 M. Sassoli, A. Bouvier, A. Quintin, « Un droit dans la guerre ? », op. cit., volume III, Cas et documents, p. 1993-1994.

53 Voir les exemples des États-Unis en 1917 et de l’Iran en 1980, D. Momtaz, op. cit., p. 444,

54 L’État l’ayant décrétée s’autorisant à attaquer tous les navires neutres présents dans la zone comme ce fut le cas de l’Allemagne dans les eaux du Royaume-Uni durant les deux guerres mondiales et l’Irak en 1980 au large de l’île iranienne de Kharg.

55 Voir D. Momtaz, op. cit., p. 445-446.

56 Manuel de San Remo, op. cit., §105 à 108.

57 Selon l’ONU, en mars 2022, les prix mondiaux des denrées alimentaires avaient atteint leurs plus hauts niveaux jamais enregistrés, avec pour les céréales, une hausse de 17,1 % par rapport à février 2022.

58 M. Cohadon, « La Turquie, arbitre de la guerre en Ukraine ? », Note de la Fondation d’Études Stratégiques, n° 35/2022, 7 septembre 2022.

59 Solution qui avait été préconisée par l’Organisation maritime internationale dès le début du conflit pour sécuriser la navigation, Session extraordinaire du Conseil de l’OMI, C/ES/35/3, 10-11 mars 2022.

60 « L’ONU fait tout son possible pour préserver l’intégrité de l’initiative céréalière de la mer Noire », ONU Info, 14 mars 2023.

61 Argument repoussé par les Occidentaux au Conseil de sécurité des Nations unies, S/PV. 9176, 31 octobre 2022.

62 « Pays-Bas : une cargaison d’engrais russes en route pour le Malawi », Africanews, 30 novembre 2022.

63 Note aux correspondants sur l’extension de la Black Sea Grain Initiative.


Louis Balmond, « La liberté de navigation à l’épreuve de la guerre », Le retour de la guerre [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 17 décembre 2023. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2478.

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