Marjorie Beulay
Maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne
Résumé : Face aux conflits actuels et aux blocages institutionnels qu’ils entraînent, la question de la réforme de l’Organisation des Nations Unies se pose avec acuité. Thématique récurrente à chacun de ses anniversaires et à chaque crise au sein du Conseil de sécurité, elle se présente aujourd’hui encore davantage, alors que l’un des membres permanents a agressé militairement un autre État membre, comme une condition de survie. Cet article propose de synthétiser les différents fondements des dysfonctionnements observés avant d’analyser les axes nécessaires à une réforme efficace. Si cette dernière apparaît maintenant comme une étape incontournable pour permettre aux Nations Unies de recouvrer leur légitimité, elle semble cependant bien difficile à atteindre dans les présentes circonstances.
Allons droit au but. […] Nous avons des comptes à rendre à notre circonscription forte de huit milliards de personnes sur la question de la paix et de la sécurité. Il s’agit de les épargner eux et leur communauté du fléau de la guerre. […] Ce qui compte ce n’est pas nos discussions mais nos résultats. […] Il convient de se poser les questions suivantes : quelles sont les marques de succès ? Quels sont nos échecs ? Notre réunion d’aujourd’hui devrait constituer un examen de conscience honnête. […] Nombreux sont ceux qui s’interrogent : pourquoi avoir un Conseil de sécurité si ses membres sont incapables ou non désireux de mettre un terme aux conflits1 ?
L’incapacité de l’Organisation des Nations Unies (ci-après ONU) ces dernières années à empêcher ou limiter le recours à la force notamment en Syrie (depuis 2011), au Yémen (depuis 2014), en Birmanie (en 2016 puis 2021), au Haut-Karabakh (en 2020), en Afghanistan (en 2021), en Ukraine (depuis 2022) et plus récemment à Gaza a ramené un refrain bien connu dans les discours la concernant : celui de sa réforme.
« Serpent de mer »2, la réforme de l’ONU a tout d’une arlésienne : beaucoup en parlent, certains y pensent mais personne ne la voit. Et pour cause, elle est envisagée depuis les années 19503 et revient de manière cyclique – en particulier à chaque anniversaire de l’Organisation – à tel point que certains parlent de « réforme perpétuelle »4. Toutefois, si la question est fréquemment évoquée, elle demeure perpétuellement à l’état de projet. La Charte des Nations Unies a été amendée cinq fois depuis sa création mais ce uniquement pour prendre en compte l’augmentation du nombre de ses membres5 et non pour opérer un changement structurel d’ampleur. Ce ne sont pourtant pas les projets qui ont manqué au fil des années : l’Agenda pour la paix : diplomatie préventive, rétablissement de la paix, maintien de la paix présenté par Boutros-Boutros Ghali en 19926 ; le rapport Financement de l’Organisation des Nations Unies : le prix de l’efficacité du Groupe de travail indépendant sur le financement des Nations Unies en 19937 ; le Our Global Neighborhood de la Commission on Global Governance en 19958 ; le rapport Rénover l’Organisation des Nations Unies : un programme de réforme en 19979 ; le rapport « Nous les peuples », le rôle des Nations Unies au XXIe siècle10 et celui du Groupe d’étude sur les opérations de paix de l’Organisation des Nations Unies11 en 2000 ; le rapport Renforcer l’ONU : un programme pour aller plus loin dans le changement en 200212 ; le rapport Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous en 200513 ; le Rapport du Panel indépendant de haut niveau sur les opérations de paix des Nations Unies en 201514 ; la résolution Repositionnement du système des Nations Unies pour le développement dans le cadre de l’examen quadriennal complet des activités opérationnelles en 201815 ; ou encore le Nouvel Agenda pour la paix en juillet 202316. Qu’ils envisagent une réforme institutionnelle, structurelle, financière, opérationnelle et/ou politique, leur multiplication est le symptôme d’un mal qui semble ronger l’Organisation depuis des années sans parvenir à le guérir. De fait, ces rapports et propositions sont le plus souvent demeurés au stade des bonnes intentions sans engendrer de modifications. Il semble donc y avoir un problème ancien au royaume onusien auquel aucune solution n’a été apportée en dépit de propositions multiples et d’envergures diverses.
Si les critiques envers le système des Nations Unies ont été régulières et constantes, fondées sur des motifs variés, l’agression de l’Ukraine par la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, en mars 2022 leur a donné une tout autre ampleur en remettant en cause la pérennité même de l’Organisation. Cette violation du droit de la Charte, couplée à l’immobilisme forcé du Conseil de sécurité par le veto du principal concerné, est en effet un amplificateur des dysfonctionnements depuis longtemps dénoncés. Dès lors, la question de la réforme est d’autant plus saillante. Le Secrétaire général, lors de l’ouverture des débats annuels à l’Assemblée générale, le soulignera lui-même : « l’alternative n’est pas entre la réforme et le statu quo. L’alternative est entre la réforme et une fragmentation encore plus grande. C’est la réforme ou la rupture »17. Planche de salut de l’Organisation tout entière, elle se présente comme un enjeu de taille et un défi encore plus grand dans un contexte difficile, avec le handicap que toutes les tentatives antérieures ont échoué. Toutefois, si la nécessité d’une réforme paraît faire consensus, son bien-fondé, son contenu et sa viabilité obligent à s’intéresser aux motifs qui la sous-tendent (I) ainsi qu’aux modalités qu’elle pourrait prendre (II), sans pour autant oublier qu’elle n’est pas nécessairement la solution à tous les problèmes actuels.
I. La réforme des Nations Unies, remède miracle aux dysfonctionnements ?
« Je préviens cette auguste assemblée que la paralysie peut-être un ennemi aussi redoutable que le chaos. Nous ne pouvons pas perpétuer utilement des positions qui, bien que familières, ne nous rapprochent pas les uns des autres »18. Face aux conflits actuels, l’immobilisme de l’ONU apparaît comme le signe de son impuissance à remplir sa fonction de garante de la paix et de la sécurité internationale, tel que prévu par son acte constitutif. Les explications de ce phénomène récemment amplifié sont à rechercher dans sa structure qui ne paraît plus adaptée aux problématiques contemporaines (A) ainsi que dans ses buts et objectifs qui doivent être repensés dans une perspective plus globale (B).
A) Une organisation dépassée
La question du dépassement du système onusien et de son inadéquation avec les situations qu’il doit prendre en charge est un élément récurrent de la littérature scientifique à son endroit19. Comme le soulignent certains auteurs, « le multilatéralisme onusien n’a jamais été aussi nécessaire dans ce monde de globalité, mais il porte, comme une ankylose, le poids de son âge et du contexte qui marqua sa création »20. Fondée en 1945 par 51 États, dont plusieurs colonisateurs, l’ONU en compte aujourd’hui 193, ce qui change nécessairement l’organisation des rapports et des équilibres. De plus, sa création prend sa source dans un événement particulier – la Seconde Guerre mondiale – et les mécanismes qu’elle met en place correspondent aux relations propres à cette période. Les principaux écueils qui en découlent sont une lecture réaliste des rapports de force, exclusivement analysés au prisme des États souverains et de leurs relations réciproques. Cette approche, qui correspond au modèle des années 1940, a énormément de difficultés à pouvoir se saisir des formes de conflits nées par la suite, car le plus souvent intraétatiques et non interétatiques. Le génocide des Tutsis en est l’exemple douloureusement emblématique : le fait que l’ONU n’a « pas empêché, et par la suite arrêté le génocide au Rwanda, a constitué un échec pour le système […] dans son ensemble »21, amenant la population à considérer que « les Nations Unies [avaient] abandonné le peuple du Rwanda »22. Toutefois, les situations récentes en Ukraine ou à Gaza montrent que même dans un cadre plus classique, l’Organisation peine à s’interposer, comme ce fut également le cas lors de l’agression américaine de l’Irak en 2003. Dès lors, si le président ukrainien souligne que « cette guerre a tout changé pour l’ONU »23, la situation en Ukraine n’apparaît malheureusement que comme un approfondissement d’une brèche déjà présente dans un équilibre précaire depuis sa création24. Il y aurait donc un mal plus important que le seul décalage entre les mécanismes mis en place et la situation actuelle.
Par ailleurs, les Nations Unies, en envisageant uniquement les rapports entre États, ont des difficultés à se saisir des menaces actuelles, notamment dans leurs aspects transnationaux. En effet, le multilatéralisme issu de la Seconde Guerre mondiale est également le produit de l’Histoire qui le précède. Ainsi, les rapports de force demeurent en grande partie axés sur une logique territoriale fondée sur la souveraineté de l’État, que pose en principe l’article 2 § 1 de la Charte de 1945. Cette situation empêche par exemple une réelle appréhension par l’ONU des situations d’autodétermination en dehors des territoires non autonomes – pour lesquelles elle peine parfois aussi à intervenir25 – mais également ne lui permet pas de développer des mécanismes globaux efficaces concernant les menaces transnationales. C’est notamment le cas concernant la lutte contre le terrorisme pour laquelle les mécanismes prévus par la Charte des Nations Unies ne semblent pouvoir apporter une réponse pertinente car uniquement fondée sur des intérêts étatiques, alors que les enjeux relèvent de la globalisation et courent au-delà des frontières d’un seul État. Ce point implique également une autre réflexion, celle des buts et objectifs fixés par le texte de 1945 qui ne semblent plus en adéquation avec les défis contemporains.
B) Des buts et objectifs à reconsidérer
L’article 1 de la Charte des Nations Unies fixe les buts de l’Organisation mais leur définition ne semble plus aujourd’hui lui permettre de réellement jouer son rôle pleinement. Il convient en effet de relever que si ce texte apparaît comme le premier à avoir – de manière générale – interdit le recours à la force, les exceptions qui sont ménagées au Chapitre VII ne le bannissent pas totalement26. La Charte laisse d’ailleurs le soin au Conseil de sécurité d’appréhender les situations dans lesquelles l’usage de la force armée resterait nécessaire et aux États celui de déterminer les situations relevant de la légitime défense. Certains auteurs y voient une contradiction27, on pourrait aussi y lire une certaine forme de réalisme. En effet, la limitation du recours à la force était un prérequis mais sa disparition n’était pas envisageable dans un monde où les oppositions futures se faisaient déjà sentir. Toutefois, la violation massive en Ukraine par un membre permanent du Conseil de sécurité d’un grand nombre de principes posés par la Charte, et notamment d’une large part de ses buts, est sans nul doute une menace réelle à l’ordre mondial pacifique y ce, même dans une approche aussi limitée28. Par ailleurs, les conséquences sur la population civile du conflit entre le Hamas et Israël tendent à renforcer ce constat, allant même jusqu’à pousser certains, plus alarmistes, à considérer que le Moyen-Orient et Gaza seraient « le tombeau »29 ou « le cimetière »30 du droit international.
En réalité, ce sont les moyens d’atteindre le but fixé qui traduisent une incompréhension de la réalité contemporaine de celui-ci. En effet, la question de la paix internationale doit également être appréhendée le plus globalement possible, car les problèmes auxquels est confrontée la communauté internationale ne peuvent se limiter au seul emploi de la force armée par les États. Déjà soulevée par le passé, cette nécessité de la construction « la plus globale possible de la paix »31 est largement reprise dans le Nouveau plan pour la paix présenté par le Secrétaire général Antonio Guterres en juillet 2023. Le Secrétaire général y évoque notamment que
[l]es États Membres doivent apporter une réponse au profond sentiment de malaise qui s’est développé parmi les nations et les peuples face à l’incapacité des gouvernements et des organisations internationales de répondre à leurs attentes. Pour des millions de personnes, cette déception est née des horreurs causées par la faim, les déplacements et la violence. Les inégalités et les injustices, à l’intérieur des nations et entre elles, font naître de nouveaux motifs de mécontentement. Elles ont semé la méfiance à l’égard de la possibilité que les solutions multilatérales améliorent les conditions de vie et amplifié les appels à de nouvelles formes d’isolationnisme. Alors que la planète se réchauffe, que la marginalisation s’accentue et que les conflits font rage, les jeunes du monde entier ont perdu leurs illusions quant à leurs perspectives d’avenir32.
On le voit, les menaces à la paix ne sont pas limitées aux seuls affrontements entre États mais aussi, de manière plus globale à des questions de développement, de migrations, de protection de l’environnement, d’économie ainsi que d’inégalités. La problématique de la paix ne doit définitivement plus être appréhendée dans sa seule logique belliqueuse mais également au prisme de tous les éléments permettant d’élaborer des relations pacifiques33.
Réformer les Nations Unies afin de leur permettre de correspondre aux réalités auxquelles elles doivent se confronter se présente comme une évidence si l’Organisation souhaite jouer un rôle actif et non être reléguée au rang de spectatrice. Toutefois, la voie à emprunter ne paraît pas aussi clairement définie notamment en raison d’oppositions politiques majeures et d’absence de consensus. Si le retour de la guerre remet au centre du village onusien la question de sa réforme, il n’en permet cependant pas davantage la réalisation.
II. La réforme des Nations Unies, quelles solutions miracles ?
Bertrand Badie souligne, à juste titre, que « les institutions internationales sont, de toutes celles nées de la volonté humaine, les plus difficiles à réformer »34. Les Nations Unies en sont un exemple topique en ce que la volonté de changement ne semble pas absente, mais que les mécanismes qui le permettent sont très facilement bloqués par l’opposition d’une petite minorité. Un organe en particulier cristallise les critiques en ce que son fonctionnement anachronique paralyse l’ONU dans son ensemble : le Conseil de sécurité (A). Si de nombreux travaux développent des propositions diversifiées pour sa modernisation, elles échouent cependant à passer la procédure de réforme nécessitant l’accord du même Conseil de sécurité. Dès lors, plus qu’un organe, ce sont aussi des procédures qu’il conviendrait de réviser (B).
A) La réforme institutionnelle du Conseil de sécurité, passage obligé de toute évolution
Plusieurs éléments de l’édifice onusien devraient être réformés, par exemple le renforcement de la non-ingérence dans le travail du Secrétariat général (article 100)35, la restructuration de ce dernier36, ou encore la refonte du système économique et financier37. Mais aucun ne fait autant l’unanimité contre lui que le Conseil de sécurité38. Deux éléments sont particulièrement critiqués : le caractère très restreint de sa composition (15 États membres sur 193 membres) et le droit de veto des cinq États membres permanents.
Le premier élément de réforme appelle à prendre réellement en compte l’évolution du nombre de membres au sein de l’Organisation des Nations Unies, afin que sa composition reflète la réalité des équilibres internationaux actuels, et non celle de 1945. Si, sur le principe, un élargissement, comme ce fut déjà le cas en 1965 pour passer de 11 à 15 membres, ne semble pas poser de difficulté majeure, la question de l’élargissement du statut de membre permanent à de nouveaux États fait davantage débat. Car il faut encore déterminer quels États seraient amenés à être désignés pour rejoindre le convoité sérail : l’Allemagne, l’Inde, le Japon, le Brésil… tous ont leurs détracteurs ainsi que leurs concurrents convoitant la même place. Il y a donc ici un premier écueil nécessitant un consensus politique : établir la liste de potentiels nouveaux membres permanents.
Le second élément qui concentre les critiques est le droit de veto. Héritage direct de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, le veto est encore aujourd’hui le chef d’orchestre des blocages indépassables ainsi que de l’immobilisme de l’Organisation, même en cas de violations massives du droit international. Le veto a été considéré comme essentiel lors de la conférence de Yalta en 1945, étant « the price to pay for the United Nations creation »39. S’il a été accepté par les autres membres, c’est non seulement en raison de la puissance économique des États concernés, mais également parce qu’implicitement son existence devait garantir la paix et la sécurité pour éviter des décisions inconsidérées40. L’Assemblée générale suggérait dès 1949 aux membres permanents d’« élargir progressivement leur coopération et [de] ne recourir qu’avec modération à l’emploi du veto, afin de faire du Conseil de sécurité un instrument plus efficace pour le maintien de la paix »41. Il est difficile d’imaginer utilisation plus contraire à cet appel que celle de la Russie le 25 février 202242 et réitérée le 30 septembre 202243 concernant sa propre intervention en Ukraine. Plusieurs propositions d’encadrement du veto avaient été faites par le passé, notamment celle, pour le 70e anniversaire de l’ONU, de l’Accountability, Coherence and Transparency Group consistant en un Code de conduite relatif à l’action du Conseil de sécurité contre le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre44, impliquant la non-utilisation du veto dans certaines situations. Ce Code a recueilli aujourd’hui 123 soutiens, dont celui de la France et du Royaume-Uni, et les États-Unis se sont engagés à ne plus utiliser leur veto que dans des cas rares et extraordinaires mais sans en donner les critères45. Face à cet immobilisme, c’est l’Assemblée générale qui a fini par réagir, en 2022, avec la résolution établissant Mandat permanent [lui] permettant de tenir un débat en cas de recours au droit de veto au Conseil de sécurité46. Par ce texte considéré comme historique, l’Assemblée se réunit dans les 10 jours qui suivent l’utilisation du veto par l’un des membres permanents du Conseil de sécurité, afin d’ouvrir le débat sur la situation concernée et permettre à l’ensemble des États membres de commenter l’utilisation de cette prérogative. Ce n’est évidemment pas un contrôle de légalité ni même une réelle demande de justification des actions des membres permanents, mais c’est déjà un pas important quant à l’accountability de celui qui utilise son veto afin d’ouvrir un débat. Si le Conseil fait bien état dans son rapport annuel de l’envoi de trois rapports spéciaux pour les vetos des 26 mai 2022, 8 juillet 2022 et 30 septembre, des rapports similaires pour trois vetos posés en 2023 ne sont pas mentionnés. Dans tous les cas, l’impact de cette nouvelle procédure reste encore largement à démontrer47 et les perspectives d’évolution du Conseil de sécurité bien peu probables.
B) Des procédures à réviser et une légitimité à retrouver
Koffi Annan avait le sentiment que l’ONU était « devenue progressivement une institution qui visait à se préserver elle-même »48. En réalité cela est déjà inscrit dans sa Charte constitutive : les articles 108 et 109 prévoient en effet comme condition de toute réforme l’accord des membres permanents du Conseil de sécurité, dont on vient de décrire les anachronismes et la capacité à asphyxier l’Organisation dans son ensemble. La procédure ne laisse pas de doute sur la place prépondérante laissée à ces États et sur les potentialités, dès lors, de voir aboutir une réforme du Conseil de sécurité, aucune modification ne pouvant avoir lieu si l’un ou plusieurs des États membres permanents s’y opposent. Ces cinq États ont donc non seulement la possibilité de bloquer l’adoption de toute résolution avec laquelle ils sont en désaccord, mais ils ont également une seconde garantie, celle de pouvoir maintenir cet avantage historique sans subir de concurrence. Cela explique notamment pourquoi les différents projets de réforme du Conseil de sécurité n’opéraient pas une critique trop frontale de la composition du Conseil de sécurité, mais ont eu plutôt tendance à proposer des modifications à la marge ou à en appeler à la bonne volonté et la bonne foi des États membres pour s’impliquer davantage dans leurs missions. Il faut noter une nouvelle fois ici qu’il est donc davantage question de volonté politique que de mécanisme juridique.
Autre point que les blocages politiques mettent en exergue : l’absence de contrôle de légalité des actions des Nations Unies. La Cour internationale de justice l’a souligné dans le cadre de sa jurisprudence, elle n’est pas compétente pour apprécier la légalité des actes de l’Organisation49. Mais cela pose de vraies interrogations face aux décisions adoptées ou non notamment par le Conseil de sécurité. En effet, le défaut de tout moyen de contrôle juridictionnel disponible et/ou obligatoire des (in)actions normatives ou opérationnelles empêche de dépasser le seul clivage politique. Cela ne concerne évidemment pas les seules Nations Unies dans la mesure où la question générale de l’encadrement des organisations internationales s’est accrue dans les années 1990 avec le renforcement de leurs actions et de leurs compétences50, car l’absence de contrôle mettait en exergue « l’équation (beaucoup de pouvoirs sans contrôle effectif) »51. Pourtant, à ce jour, peu d’entre elles en disposent sauf à de rares exceptions. Il en va de même pour les Nations Unies : en dehors de leur contentieux de la fonction publique et de l’exemple passé du Human Rights Advisory Panel de la Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK)52, les procédures de contrôle sont extrêmement rares. Ce défaut est une pierre d’achoppement majeure de l’action de l’Organisation dans la mesure où, en cas de violation, elle renforce les critiques à son égard et participe de son défaut de légitimité croissant53.
Au regard de ces éléments, si le trinidadien Dennis Francis, président de la 78e session de l’Assemblée générale, se veut à la fois réaliste et optimiste en considérant que « l’ONU elle-même n’est pas insensible au fait qu’il existe une sorte de léthargie et de déception quant à la manière dont [elle] s’est comportée ces derniers temps [… mais] qu’elle crée une plate-forme indispensable pour la coordination, la consultation et la coopération entre 193 États […] »54, il n’en demeure pas moins que la légitimité des Nations Unies est aujourd’hui plus que jamais en jeu, que ce soit en raison de son immobilisme ou de son manque de contrôle que ne parvient pas réellement à pallier l’intérêt diplomatique qu’elle représente.
Parler de réforme des Nations Unies renvoie à toujours poser davantage de questions qu’à trouver de réponses. En effet, bon nombre de problèmes sont identifiés depuis de nombreuses années et ont fait l’objet de nombreuses propositions de réforme, d’analyses doctrinales et de débats. Toutefois, la concrétisation de ces changements passe par une procédure et des organes qui nécessitent un consensus politique difficile à trouver. Les États, dont le consentement au changement – parfois obligatoire pour certains – paraît impossible à obtenir, ne paraissent pas enclins à abandonner leurs prérogatives ou à les voir évoluer. Si le droit est l’architecte des relations internationales55, la structure qu’il pose ne semble pas discipliner les rapports de puissances contemporains qui s’ancrent toujours dans une perspective réaliste. Le Secrétaire général lui-même l’a souligné : « les réformes sont affaire de pouvoir » et en l’espèce il y a « de nombreux intérêts concurrents et priorités contradictoires »56.
Le fracas actuel du monde éclaire un peu plus violemment les limites et les blocages des Nations Unies – rendues impuissantes à garantir la paix et la sécurité internationale depuis longtemps – conduisant à ce que l’idée de la réformer paraisse, plus qu’à n’importe quel moment de l’Histoire, relever de sa survie. Cette question paraît cependant aujourd’hui tellement ancienne qu’y apporter concrètement une réponse semble un mirage. Si Philippe Moreau-Defarges rappelle que l’« [h]istoire ne prouve rien. Ce qui a été impossible ou ce qui a semblé l’être hier peut brutalement devenir possible demain », il souligne aussi la nécessité d’un changement de circonstances qui, dans la situation actuelle, tend à faire tenir cette réforme du miracle.
1 Allocution d’ouverture du président de l’Assemblée générale des Nations Unies, Csaba Körösi, lors de l’examen du Rapport du Conseil de sécurité (A/77/2), 86e séance plénière, 77e session, 30 juin 2023.
2 Centre régional d’information des Nations Unies pour l’Europe occidentale, Conseil de sécurité : l’impossible réforme ?, 3 novembre 2023.
3 Y. Daudet, État du monde – Annuaire économique et géopolitique mondial, Paris, La Découverte, 1995, p. 608. Voir également A. Novosseloff, « La réforme des Nations Unies – Défis et perspectives », Rivista di studi Politici Internazionali, 2001, p. 10.
4 A. Novosseloff, « L’ONU ou la réforme perpétuelle », Annuaire français de droit international, 2004, vol. 50, p. 535-544.
5 Security Council Report, Manuel du Conseil de sécurité de l’ONU – Guide de l’utilisateur aux pratiques et aux procédures, 2021, p. 2.
6 Rapport présenté par le Secrétaire général des Nations Unies, S/24111, 17 juin 1992, 26 p.
7 Note du Secrétaire général, A/48/460, 11 octobre 1993, 38 p.
8 Our Global Neighborhood : The Report of the Commission on Global Governance, Oxford, Oxford University Press, 1995, 432 p.
9 Rapport du Secrétaire général, A/51/950, 14 juillet 1997, 105 p.
10 Rapport du Millénaire du Secrétaire général, 3 avril 2000, 91 p.
11 Présenté par le Secrétaire général à l’Assemblée générale le 21 août 2020, A/55/305, S/2000/809, 78 p.
12 Rapport du Secrétaire général, A/57/387, 9 septembre 2002, 38 p.
13 Rapport du Secrétaire général, A/59/2005, 24 mars 2005, 72 p.
14 L’avenir des opérations de maintien de la paix des Nations Unies : application des recommandations du Groupe indépendant de haut niveau chargé d’étudier les opérations de paix, S/2015/682, 2 septembre 2015.
15 Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, A/RES/72/279, 1er juin 2018, 7 p.
16 Note d’orientation n°9 du Secrétaire général, Notre programme commun, juillet 2023, 38 p.
17 Discours d’ouverture du Secrétaire général lors de la session d’ouverture de la 78 session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 18 septembre 2023.
18 Discours du président de l’Assemblée générale durant la séance portant sur la réforme du Conseil de sécurité, le 17 novembre 2023.
19 Voir par exemple, B. Boutros-Ghali, « Peut-on réformer les Nations Unies ? », Pouvoirs, 2004/2, p. 5-14 ; Ph. Moreau-Defarges, « La réforme de l’ONU, obsédante et impossible », Annuaire français de droit international, 2006, 6 p. ou B. Badie, « Le multilatéralisme onusien, prisonnier de son passé et otage de son avenir » in J. Fernandez et J.-V. Holeindre (dir.), Nations Désunies ? La crise du multilatéralisme dans les relations internationales, Paris, CNRS Éditions, 2022, p. 23-39
20 B. Badie, op. cit., p. 23.
21 Rapport de la commission indépendante d’enquête sur les actions de l’Organisation des Nations Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda, 15 décembre 1999, S/1999/1257, p. 49.
22 Ibid., p. 28.
23 Propos tenus lors de la Réunion de haut niveau du Conseil de sécurité consacrée à la défense des buts et principes inscrits dans la Charte des Nations Unies au moyen d’un multilatéralisme efficace : maintien de la paix et sécurité en Ukraine, le 20 septembre 2023.
24 J.-M. Sorel, « La guerre en Ukraine : un discrédit définitif pour l’ONU ? », Le Club des juristes, 9 mars 2022
25 Voir par exemple le cas du Sahara occidental.
26 Voir dans le présent volume l’entretien avec Olivier Corten, « Le droit international et la guerre ».
27 Ph. Moreau-Defarges, op. cit., p. 3.
28 A. Pellet, « Guerre en Ukraine – mutation ou résilience des principes de la Charte des Nations Unies », RED, 2023/1, p. 94.
29 S. Sur, « Le Moyen-Orient est un tombeau pour le droit international », Le Monde, 28 novembre 2023.
30 B. Nabli, « Gaza, cimetière du droit international », L’Obs, 14 novembre 2023.
31 Ph. Moreau-Defarges, op. cit., p. 2.
32 Note d’orientation n°9 du Secrétaire général, Notre programme commun, juillet 2023, p. 2.
33 Sur cette approche, voir également les travaux sur la distinction entre la paix négative et la paix positive, notamment J. Galtung, « An Editorial », Journal of Peace Research, vol. 1, n° 1, Sage Publications, 1964, p. 2.
34 B. Badie, op. cit., p. 23.
35 Voir not. à ce sujet, C. de Ginestel, « La réforme des Nations Unies et l’autonomie du Secrétariat », Annuaire français de droit international, 2006, 9 p.
36 Rapport du Secrétaire général, Amélioration de la prestation de service dans le système des Nations Unie et élaboration de l’architecture mondiale d’appui opérationnel du Secrétariat, A/78/391, 27 septembre 2023.
37 Voir les travaux de la Deuxième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la réforme du système financier international, 2 octobre 2023.
38 Voir not. les 35e et 36e séances plénières de la 78e session de l’Assemblée générale des Nations Unies des 16 et 17 novembre 2023.
39 N. Blokker, Saving Succeeding Generation from the Scourge of War: The United Nations Security Council at 75, Leiden, Brill, Nijhoff Publishers, 2020, p. 73.
40 A. Peters, « La guerre en Ukraine et la limitation du droit de veto au Conseil de sécurité », RED, 2023/1, p. 97.
41 Assemblée générale des Nations Unies, Éléments essentiels de la paix, résolution 290 (IV) du 1er décembre 1949, § 1.
42 Conseil de sécurité, Résolution 155, 25 février 2022, S/2022/155, S/PV.8979.
43 Conseil de sécurité, Résolution 720, 30 septembre 2022, S/2022/720, S/PV.9143.
44 Présenté à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité, A/70/621, S/2015/978, 14 décembre 2015.
45 Voir notamment les prises de positions relatives à la Déclaration politique sur la suspension du veto en cas d’atrocité de masse, présentée par la France et le Mexique, ouverte à la signature des Nations Unies présentée également en 2015.
46 Assemblée générale de l’ONU, A/RES/76/262, 28 avril 2022.
47 Voir A. Peters, op. cit., p. 100-103.
48 K. Annan, Interventions : une vie dans la guerre et dans la paix, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 151
49 CIJ, avis consultatif du 21 juin 1971, Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276(1970) du Conseil de sécurité, Recueil CIJ 1971, p. 16. Et CIJ, ordonnance du 14 avril 1992, Questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya Arabe Libyenne c. Royaume-Uni), Recueil CIJ 1992, § 36 et suiv.
50 B. Taxil, « Notions, source et régimes de responsabilité » in E. Lagrange & J.-M. Sorel, Droit des organisations internationales, Paris, LGDJ, 2013, p. 996, § 1980.
51 R. Gellert, « L’accountability, un concept adapté aux organisations internationales ? », Revue belge de droit international, 2010/2, p. 482.
52 MINUK, Régulation n° 2006/12 on the Establishment of the Human Rights Avisory Panel, 23 mars 2006, UNMIK/REG/2006/12.
53 Voir par ex. la situation à Haïti après la contamination par le choléra apporté par une contingent des Nations Unies et la Déclaration du Secrétaire général du 21 février 2013 (SG/SM/14828) rejetant la demande d’indemnisation des familles.
54 ONU Info, Entretien – Les résolutions de l’Assemblée générale représentent « la conscience du l’humanité », 22 novembre 2023.
55 J. Fernandez, Relations Internationales, Paris, Dalloz, 2021, 3e édition, p. 291.
56 Discours du Secrétaire général lors de la session d’ouverture de la 78e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 18 septembre 2023.
Marjorie Beulay, « Réformer les Nations Unies ? Légitimation malaisée de l’illégitime », Le retour de la guerre [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 17 décembre 2023. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2529.