Olivier Lecucq – Constitution et Guerre. Le cas de l’Espagne

Olivier Lecucq
Professeur, Univ Pau & Pays Adour, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, IE2IA, Pau, France

Résumé : Bien qu’en la matière, il soit sous l’emprise du droit international et, dans une certaine mesure, en contradiction avec lui, le droit constitutionnel de la guerre en Espagne ressort d’un nombre conséquent de dispositions de la Constitution du 29 décembre 1978 qui se réfèrent, plus ou moins directement, à la guerre. D’une part, s’agissant des acteurs de la guerre, la Constitution distingue le rôle du Roi, du Parlement et du Gouvernement, et le texte comme la pratique font nettement pencher la réalité du pouvoir vers le pouvoir exécutif, et, en son sein, vers le président du Conseil. D’autre part, en ce qui concerne les droits fondamentaux face à la guerre, la Constitution prévoit un état de siège susceptible de les contraindre fortement, et donne par ailleurs à penser qu’il existe, en tout état de cause, des droits fondamentaux qui s’opposent à partir en guerre.

La guerre est loin d’être ignorée par la Constitution du Royaume d’Espagne du 29 décembre 1978. Elle s’en saisit en plusieurs endroits et dans différentes perspectives, les Forces armées et leurs missions faisant, dès son article 8, l’objet d’une constitutionnalisation. Mais la lecture des divers articles de la Loi fondamentale se référant, d’une manière ou d’une autre, à la guerre, invite cependant à faire deux observations préalables qui relativisent la portée de l’ensemble du corpus constitutionnel espagnol en la matière.

Bien qu’elle ait son importance dans la philosophie de la transition constitutionnelle démocratique de 1978 qu’a connue l’Espagne à la suite de la mort du dictateur Franco, la première observation ne nous retiendra guère. Elle tient à ce que les dispositions constitutionnelles ayant trait à la guerre soient exemptes de connotation historique. Et on songe en particulier – et évidemment – à la Guerre civile espagnole de 1936-1939, dont les ressorts et la portée dépassent d’ailleurs largement les frontières ibériques, et dont, surtout, le souvenir traumatisant, entretenu durant les quarante années de dictature franquiste, n’a pas disparu en 1978. Cependant, dans la logique du Pacte du silence scellé par la loi d’amnistie de 1977, la Constitution s’est résolue, d’un commun accord entre les acteurs de la transition, à taire les blessures encore vivaces du passé pour offrir les conditions d’une transition démocratique pacifique1.

La seconde observation liminaire est plus fondamentale quant à la place du droit constitutionnel espagnol par rapport au problème de la guerre, et plus largement des conflits armés, et on ne sera pas étonné de constater que ce positionnement est partagé avec nombre de systèmes constitutionnels étrangers2. Certes, comme il sera vu par la suite, il existe bien en Espagne ce qu’on pourrait appeler un « droit constitutionnel de la guerre ». Toutefois, ce dernier pâtit d’une faiblesse en quelque sorte ontologique de cette branche du droit, perceptible donc également à l’étranger, tenant à ce que, si le droit constitutionnel est évidemment incontournable et particulièrement actif lorsqu’on a affaire à la dimension interne de l’État, au sens de souveraineté interne pour utiliser un concept connu, car c’est son objet premier, il est beaucoup plus mal à l’aise quand il se confronte à une situation qui dépasse ses frontières et qui donne davantage prise à sa souveraineté externe. Cette dichotomie dans l’appréhension de la guerre explique notamment la différence de réaction constitutionnelle selon que l’État fait face à un conflit armé sur ses terres ou, au contraire, qu’il est engagé sur un théâtre d’opérations extérieur. Dans le premier cas, celui où on l’attaque sur son territoire et où il se défend, la sécurité et l’intégrité nationales sont directement en cause, l’État est touché dans son substrat et, en légitime défense, il s’agit de trouver les parades constitutionnelles ; ce qui, le plus souvent, se traduit par la possibilité de recourir à un état d’exception, dans le cas de l’Espagne, à l’état de siège prévu à l’article 116 de la Constitution. Dans le second cas de figure, l’extraterritorialité du phénomène guerrier implique une bien moindre vivacité de la matière constitutionnelle qui, si l’on peut dire, se fait dépasser par le droit international dont la raison d’être a directement à voir avec l’encadrement de ce type de conflits.

Dans le cas espagnol, peut-être encore plus qu’ailleurs, il importe ainsi d’insister sur la relation du droit constitutionnel avec le droit international, car elle renseigne considérablement sur l’emprise (ou le défaut d’emprise) constitutionnelle en ce domaine. À cet égard, le principal constat est le suivant. Dans son Préambule, la Constitution de 1978 reprend à son compte l’un des grands principes de la Charte des Nations Unies de 1945, selon lequel, sous réserve du cas de légitime défense ou des mesures adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies pour la protection de la paix et de la sécurité collective3, l’usage ou la menace de la force dans les relations internationales sont interdits4. Et l’interdiction d’entreprendre une guerre « agressive » en considération des préceptes établis du droit international est d’autant plus ferme que l’article 10.2 de la Constitution espagnole impose, c’est bien connu, que : « Les règles relatives aux droits fondamentaux et aux libertés que la Constitution reconnaît s’interpréteront conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux traités et accords internationaux en ces mêmes matières ratifiés par l’Espagne », ce qui implique la prise en compte des limites internationales en matière de guerre à l’instant d’appliquer la Constitution espagnole.

La réception des grands principes internationaux du droit de la guerre place du reste d’emblée la Constitution espagnole en situation de contradiction lorsque, par son article 63, elle confère au Roi le pouvoir, sous autorisation préalable du Parlement, de « déclarer la guerre ». En ménageant la possibilité d’une déclaration de guerre agressive, l’article 63 viole en effet de manière flagrante le droit international et introduit au plan constitutionnel un paradoxe juridique puisque l’article 63 contredit le Préambule qui s’inspire directement des exigences de la Charte des Nations Unies.

Cette forme d’inadaptation, voire d’incohérence, de la Constitution au phénomène évolutif de la guerre5 s’observe du reste dans plusieurs des autres occurrences du droit constitutionnel de la guerre espagnol qu’il s’agit à présent de présenter, en évoquant, en premier lieu, les acteurs en matière de guerre, et, en second lieu, la question des droits fondamentaux face à la guerre.

I. Les acteurs de la guerre

Sans surprise, la Constitution espagnole est assez diserte sur la question de savoir quelles sont les autorités qui décident en matière de guerre. Il faut dire que cette interrogation touche à plusieurs principes majeurs du droit constitutionnel, en particulier le principe démocratique et le principe de séparation des pouvoirs. L’idée étant que l’action de guerre n’échappe pas à la logique démocratique voulant que les autorités élues par le peuple, ou à tout le moins le représentant, soient en mesure de commander et de contrôler la guerre dans laquelle le pays s’engage, et qu’en outre soit assurée une forme d’équilibre des pouvoirs entre lesdites autorités. Quoiqu’avec quelques singularités et autres nuances compte tenu notamment de la forme du régime politique espagnol (une monarchie parlementaire), cette ligne directrice habite les dispositions constitutionnelles espagnoles d’ordre décisionnel, d’une part, en soumettant les Forces armées aux autorités civiles, d’autre part, en distribuant les rôles entre le Roi, le Gouvernement et les Cortés6.

A) La soumission des Forces armées au pouvoir politique

Les Forces armées sont à plusieurs reprises visées par le texte constitutionnel mais c’est à l’article 8 de la Constitution qu’il convient avant tout de se référer, car il procède à leur constitutionnalisation, dans leur composition, l’armée de terre, l’armée de l’air et les forces navales (Armada), comme dans leur mission : « garantir la souveraineté et l’indépendance de l’Espagne, défendre son intégrité territoriale et l’ordre constitutionnel ». Ainsi qu’il ressort des débats constituants, il s’agit par conséquent (de continuer) de faire de l’armée « un des grands piliers de l’ordre constitutionnel » et de la concevoir « sinon comme l’épine dorsale de l’État […], à tout le moins comme le bras droit de cet État »7. La Constitution distingue en outre cette mission de celle conférée aux Forces et Corps de sécurité à qui il revient de « protéger le libre exercice des droits et libertés et garantir la sécurité citoyenne »8, et introduit, ce faisant, une différence organique et fonctionnelle entre l’armée, chargée d’assurer la défense militaire, et la police, chargée de sauvegarder l’ordre public.

Quel que soit le rôle éminent ainsi confié aux Forces armées, celles-ci n’en demeurent pas moins soumises au pouvoir politique. Le principe de soumission de l’armée aux autorités civiles se perçoit d’abord à travers la réglementation des bases de l’organisation militaire qui relève du Parlement, il s’agit d’ailleurs d’une réserve de loi et d’une compétence exclusive de l’État9. Et de mentionner à cet égard la loi organique 5/2005 du 17 novembre 2005 de la Défense nationale qui, comme l’indique son premier article, « réglemente la défense nationale et établit les bases de l’organisation militaire conformément aux principes posés par la Constitution »10. Mais c’est surtout à travers les compétences du pouvoir exécutif que le principe de soumission de l’armée aux autorités civiles s’impose. La Constitution dispose en effet que le Roi se voit attribuer « le commandement suprême des Forces armées »11, tandis que : « Le Gouvernement dirige la politique intérieure et extérieure, l’Administration civile et militaire et la défense de l’État »12. Par conséquent, les forces militaires ne sauraient être un organe autonome, elles ne constituent que le bras armé du pouvoir politique.

Les principes inhérents à l’organisation militaire, tels que définis par la loi organique de 2005 et tels que repris d’ailleurs à son compte par le Tribunal constitutionnel13, renforcent ce caractère. Afin de remplir ses obligations, il s’agit pour l’armée de répondre à « une profonde hiérarchie, discipline et unité », étant entendu que la Constitution permet l’institution (encadrée) d’une juridiction militaire14. Ce régime spécifique explique aussi que les droits fondamentaux des militaires subissent des limitations qui ne seraient pas permises à l’endroit des citoyens ordinaires. La Constitution elle-même en prévoit certaines en excluant les militaires du bénéfice du droit syndical et du droit de pétition15. Le Tribunal constitutionnel n’y a rien trouvé à redire. Plus encore, il a admis, en plusieurs occasions, les restrictions à la liberté d’expression des militaires et, s’agissant de certaines spécificités concernant le droit de recours et le droit à un procès équitable, en lien avec le principe d’égalité, il a pu juger que : « la juridiction militaire […] ne peut être organisée sans tenir compte de certaines particularités qui justifient des différences tant substantielles que processuelles […] dès lors qu’elles répondent à la nature propre de l’institution militaire »16. En somme, comme les Forces armées en tant qu’administration de l’État, les militaires font l’objet de sujétions spéciales17 inhérentes au rapport que l’armée entretient avec le pouvoir et la société civils.

B) L’équilibre des pouvoirs entre les autorités politiques

Quant au pouvoir politique détenteur de la force de commandement et de décision en matière de guerre, la Constitution espagnole aménage un double équilibre, au sein de l’exécutif et dans le rapport entre l’exécutif et le législatif, mais, en réalité, dans les deux cas de figure, la balance penche nettement en faveur du Gouvernement, et, par là même, en faveur du président du Conseil.

C’est particulièrement vrai en ce qui concerne, en premier lieu, la distribution des rôles au sein de l’exécutif. Il a été précisé plus haut que le Roi était expressément désigné par la Constitution comme le commandeur suprême de l’armée, alors que le Gouvernement se voit attribuer la compétence de direction de l’administration militaire et de la défense nationale, ce qui donne à penser de prime abord deux choses. D’une part, que la décision militaire impose une collaboration et une entente entre les deux têtes de l’exécutif. D’autre part, que le Roi dispose d’un leadership en la matière, comme au temps où les monarques européens se faisaient la guerre selon leur propre décision, pour ne pas dire selon leur bon vouloir. La vérité du régime politique espagnol est, en cette matière comme dans à peu près tous les domaines d’intervention monarchique, évidemment tout autre. Ainsi, lorsque, par exemple, la Constitution attribue, en son article 63, compétence au chef de l’État pour déclarer la guerre, outre le fait que cet acte doit faire l’objet d’une autorisation préalable de la part du Parlement, signe que l’on se situe bien dans le cadre d’une « Monarchie parlementaire » (moderne) reconnue dès l’article 1er de la Constitution18, la doctrine s’accorde fort logiquement à penser que ce genre de décisions monarchiques revêt une dimension essentiellement symbolique, tirée d’un désir de « permanence historique »19, et que le pouvoir réel est exercé par le Gouvernement. La lecture de l’article 6 de la loi organique de 2005 précitée en offre une illustration topique puisqu’il attribue au seul président du Gouvernement la réglementation, la coordination et l’emploi des Forces armées, à quoi s’ajoutent la gestion des situations de crise qui affectent la défense et la direction stratégique des opérations militaires en cas d’usage de la force. Et, concrètement, à propos de la participation des Forces armées espagnoles au cours de ces dernières années dans le cadre des opérations internationales décidées par l’ONU et dans un cas de légitime défense, les opérations ont été menées par le Gouvernement et ses organes de conseil et d’opérations20, sous le contrôle du Parlement et non celui du Roi qui en a seulement été informé21. Dans le souvenir du rôle décisif que le Roi Juan Carlos a joué pour mettre fin à la tentative de coup d’État fomenté le 23 février 1981 par le colonel Tejero, il n’en demeure pas moins cependant que le Monarque garde un ministère d’influence, voire une autorité22, en matière militaire correspondant à la fonction modératrice, d’autant plus forte en temps de crise, que lui confère la Constitution en tant que « Chef de l’État, symbole de son unité et permanence, arbitre et modérateur du fonctionnement régulier des institutions »23.

S’agissant, en second lieu, de la répartition des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, compte tenu des éléments soulignés à l’instant, il n’est pas étonnant que le Gouvernement constitue l’acteur majeur en matière de guerre (ou de conflits armés au sens du droit international). Par elles-mêmes, ses attributions constitutionnelles y contribuent largement puisque, au titre de l’article 97 de la Loi fondamentale, elles en font l’organe de direction de l’armée et de la défense nationale. Mais, au-delà des textes, la réalité de l’exercice du pouvoir veut que le Gouvernement, le président du Conseil et les ministres concernés, au premier titre desquels bien sûr le ministre en charge de la Défense, accompagnés d’une multitude d’organes et de conseillers plus ou moins officiels, ainsi que l’ensemble de l’administration militaire, soient en première ligne dans le processus décisionnel de la guerre. En Espagne, comme partout ailleurs dans le monde, l’exécutif est au cœur – et à la tête – de la diplomatie et des relations internationales, il est le premier informé et le premier sollicité, et il est le seul à pouvoir agir et réagir dans l’urgence. Et c’est pourquoi l’équilibre du pouvoir tend à pencher vers lui.

Ce serait toutefois grandement erroné de croire que le législateur se trouve exclu du théâtre de la guerre, en amont comme en aval. En amont, la Constitution impose l’autorisation du Parlement pour l’engagement des Forces armées dans trois grands cas de figure : la déclaration de guerre (article 63), la conclusion de la paix (idem) et la déclaration de l’état de siège (article 116)24. L’intervention préalable du Parlement, plus précisément du Congrès des députés, a d’ailleurs été renforcée par la loi organique précitée de 2005 puisque, au titre de ses articles 4 et 19, il appartient à ce dernier d’« autoriser, de manière préalable, la participation des Forces armées aux missions [se déroulant] en dehors du territoire national », alors qu’antérieurement l’envoi des troupes était décidé en Conseil des ministres et le Parlement n’était qu’ultérieurement informé de cette décision25. En aval, c’est l’éminente fonction de contrôle de l’action du Gouvernement par le Parlement, prévue à l’article 66 de la Constitution, qui produira son plein effet, le Gouvernement étant tenu d’informer régulièrement les parlementaires du déroulement des opérations et des décisions prises. En somme, la Constitution espagnole, complétée par la loi organique, veille à se conformer au principe démocratique garantissant que le processus de la guerre n’échappe pas aux représentants du peuple. Elle assure par là même le respect de la séparation des pouvoirs, en ce sens que le pouvoir d’autorisation et de contrôle qu’elle attribue au Parlement interdit qu’un seul pouvoir – le pouvoir exécutif – s’accapare l’intégralité des décisions sans contrôle ni partage des informations, et soit ainsi susceptible d’abuser de son pouvoir comme aurait dit Montesquieu. C’est enfin pour elle le moyen de permettre au Parlement de prendre la responsabilité de l’acte de guerre et d’en faire peser le poids sur l’action du Gouvernement.

II. Les droits fondamentaux face à la guerre

En tant qu’« État démocratique de Droit », selon la formule utilisée par l’article 1.1 de la Constitution, l’Espagne fait de la protection des droits fondamentaux une des « valeurs supérieures de son ordre juridique ». Or, il n’est pas difficile de concevoir qu’il n’est pas de phénomène potentiellement plus dangereux pour les droits fondamentaux que la guerre puisque, quelle que soit sa forme et à ne s’en tenir qu’à cet élément, la vie d’êtres humains est en jeu. Ainsi, il est logique de se demander comment réagissent les droits fondamentaux, qui constituent un élément substantiel défendu par la Constitution, lorsque l’Espagne rencontre le phénomène de guerre. La réponse à cette interrogation pourra être apportée en s’intéressant, d’une part, à la suspension des droits provoquée par le recours à l’état de siège, et, d’autre part, plus généralement, aux limites qu’opposent certains droits à partir en guerre.

A) La suspension des droits sous l’état de siège

L’Espagne n’échappe pas à la règle quasi universelle selon laquelle dès lors que l’intégrité de la souveraineté et du territoire sont en danger, il peut être recouru à un état d’exception destiné à résorber la crise exceptionnelle. En son article 116, la Constitution espagnole prévoit trois états d’exception, l’état d’alarme, l’état d’exception et l’état de siège qui se distinguent en fonction du degré d’atteinte à la sécurité nationale26, et l’état de siège correspond au degré le plus élevé de menace selon les termes suivants de l’article 33 de la loi organique du 1er juin 1981 sur les états d’alarme, d’exception et de siège27 : « Quand se produit ou menace de se produire une insurrection ou un acte de force contre la souveraineté ou l’indépendance de l’Espagne, son intégrité territoriale ou l’ordre constitutionnel, qui ne peuvent se résoudre par d’autres moyens, le Gouvernement, conformément [à l’article 116] de la Constitution, pourra proposer au Congrès des députés la déclaration de l’état de siège »28.

Dans ce cas de figure, la Constitution prévoit un régime tout à fait dérogatoire au droit commun qui se traduit pour l’essentiel dans ce qu’elle appelle : « De la suspension des droits et libertés » prévue en son article 5529. Selon une énumération fermée qui laisse entendre que les droits fondamentaux n’étant pas visés par cette disposition ne sauraient être plus limités qu’à l’ordinaire, plusieurs droits peuvent ainsi être expressément « suspendus », autrement dit, si les mots ont un sens, supprimés durant le temps où l’état de siège est en vigueur, à savoir : le droit à la liberté et la sécurité30, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances, la liberté de circulation, la liberté d’expression et d’information, le droit de réunion et de manifestation, et le droit de grève. Cette possibilité, qui renforce donc considérablement les pouvoirs de police, vaut du reste pour la mise en œuvre de l’état d’exception, mais à la différence de ce dernier, et c’est un point majeur, l’état de siège implique également un transfert de compétences vers les autorités militaires qui, aux termes de la loi organique précitée de 1981, auront, sous la direction du Gouvernement, à exécuter les mesures prises sur le territoire en application de l’état de siège.

Fort heureusement, les circonstances justifiant le recours à l’état de siège n’ont pas encore été réunies sous l’empire de la Constitution de 1978, et on est bien forcé de supputer une partie au moins de ce qui pourrait se passer si d’aventure il était actionné. Notons cependant que plusieurs voix ont émis l’hypothèse du recours à ce régime d’exception pour faire face au processus sécessionniste catalan lorsqu’à l’automne 2017, il a atteint son paroxysme avec l’organisation illégale d’un référendum d’autodétermination et la déclaration d’indépendance de la Catalogne par le président et le Parlement de la Generalitat alors en fonction31. Compte tenu d’autres dispositifs de nature à faire rentrer dans le rang de la légalité les communautés autonomes qui seraient tentées par le dessein indépendantiste, on songe en particulier à la « coercition fédérale » de l’article 155 de la Constitution qui a précisément été mise en œuvre à cette époque32, il n’est pas sûr qu’il soit envisageable de recourir à un état d’exception aussi attentatoire aux droits fondamentaux, plus encore lorsque les comportements sécessionnistes qu’il s’agit de juguler ne se font pas par la voie des armes.

En tout état de cause, force est d’observer que le dispositif de l’état de siège met à l’épreuve l’État de droit au plus haut point, en ce que, tout en étant prévu par lui pour sauvegarder l’ordre constitutionnel démocratique en cas de crise majeure, il impacte considérablement la « valeur supérieure », la protection des droits fondamentaux, qui le définit. En d’autres mots, « le grand drame que doit accepter, par sa propre nature, l’État de Droit, est […] celui de suspendre les libertés et droits fondamentaux, quand se présentent des situations particulièrement limites, précisément pour que les droits et libertés soient préservés sur le long terme »33. À cet égard, la liste fermée établie par la Constitution espagnole la préserve de la critique selon laquelle le recours à un état d’exception ne saurait, quelles que soient les circonstances, aboutir à compromettre des droits qu’on peut considérer comme indérogeables, insusceptibles par conséquent d’être suspendus, voire touchés, comme le droit à la vie ou l’interdiction de la torture34.

B) Les droits opposés à partir en guerre

La compromission des droits fondamentaux en situation de guerre est à vrai dire au cœur du droit qu’on s’est efforcé d’établir au plan international afin que la guerre ne soit pas trop inhumaine. À titre de manifestation topique, c’est bien dans la volonté de protéger autant que faire se peut les populations civiles qu’ont, par exemple, été créés le crime de guerre et le crime contre l’humanité. Et cette dimension faisant des droits fondamentaux une limite au déclenchement de la guerre (ius de bellum), à la manière de la faire (ius in bello) et aux conséquences de la façon dont elle a été menée (ius post bellum), se retrouve également en droit constitutionnel, même si c’est sans doute de manière moins significative et structurée qu’au plan international.

C’est ainsi que, s’agissant de l’Espagne, plusieurs membres de la doctrine ont clairement mis en doute la constitutionnalité de l’engagement des Forces armées espagnoles en dehors du territoire, y compris lorsque cet engagement se réalise dans le cadre d’actions décidées par les Nations Unies, a fortiori s’il s’opère en dehors des règles internationales. Et on a souligné dès l’introduction qu’en réservant la possibilité d’une déclaration de guerre « agressive », la Constitution (article 63.3) se plaçait en flagrante violation du droit international défini par la Charte des Nations Unies. Mais deux séries d’arguments supplémentaires plaident en faveur de l’inconstitutionnalité de certaines actions de guerre menées par l’Espagne.

En premier lieu, les missions conférées aux Forces armées par la Constitution tendent à limiter leur intervention à des cas de figure bien circonscrits. Comme on le sait, l’article 8 précise en effet qu’il s’agit pour elles de « garantir la souveraineté et l’indépendance de l’Espagne, défendre son intégrité territoriale et l’ordre constitutionnel », de sorte qu’il n’est pas déplacé de penser que les opérations sur des terrains extérieurs dans lesquelles ont été engagées les Forces armées espagnoles ne correspondent pas aux situations constitutionnelles qui justifient leur emploi. À moins de retenir une interprétation particulièrement extensive de chacun de ces éléments, il est en effet difficile de considérer que les causes, ayant provoqué les dizaines d’actions militaires à l’étranger auxquelles a participé l’Espagne au cours des dernières décennies, menaçaient la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale ou l’ordre constitutionnel espagnols. Certes, sans doute est-il possible de convenir que le recours aux Forces armées se fonde alors, non pas sur les missions qui leur sont expressément dévolues par la Constitution, mais sur la proclamation de la Nation espagnole, inscrite dans le Préambule de la Constitution, de vouloir « collaborer au renforcement des relations pacifiques et à la collaboration efficace entre tous les peuples de la Terre », et, plus largement, sur l’idée de conformation au droit international, auquel l’Espagne est partie, que promeut la Constitution, en particulier grâce à la clause d’ouverture prévue, comme on l’a précisé, par son article 10.2. Encore faut-il toutefois que l’action de guerre soit menée conformément au droit international. Or, topiquement, il n’en a rien été lorsque, sous l’impulsion du président du Gouvernement de l’époque, José María Aznar, l’Espagne, au côté des États-Unis et du Royaume-Uni, s’est engagée en 2003 dans la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein pour anéantir la prétendue menace d’armes de destruction massive qu’il représentait35. Et, dans cette hypothèse ne bénéficiant pas de la légitimation internationale, la Constitution se trouverait par conséquent directement violée36.

À partir de ce même exemple de la guerre contre l’Irak de 2003, on a pu, en second lieu, plus largement faire valoir qu’en vertu de la défense des droits fondamentaux, en tout cas de certains d’entre eux, toute guerre de nature agressive, qui ne serait pas permise sur la base du droit international, serait nécessairement prohibée par la Constitution37. Le droit à la vie, protégé par l’article 15 de la Constitution, et dont l’interprétation serait enrichie par les exigences de la Charte des Nations Unies, constituerait à ce titre le plus ferme obstacle à partir en guerre, car « les vies humaines perdues en cette occasion seraient [indubitablement] des vies arrachées arbitrairement »38, sachant que : « L’inconstitutionnalité d’une guerre d’agression ne se limite pas, à l’évidence, à la participation active à cette guerre, mais également aux actes de collaboration avec d’autres acteurs, comme pourrait l’être la fourniture de moyens ou de bases pour l’exécution d’actions militaires agressives » ; et que : « […] l’existence éventuelle d’accords ou de pactes militaires ne saurait servir de justification à cette collaboration, car si de tels pactes permettent de coopérer à des actions militaires de cette nature, ils s’avèrent eux-mêmes contraires à la Constitution »39.

Sur le plan constitutionnel, les droits fondamentaux ont par conséquent beaucoup à voir avec la guerre et ils ont surtout vocation à agir comme un frein à l’action de guerre. Aussi évidente soit-elle, cette conclusion n’en cache pas moins quelques mystères, car, à part la jurisprudence forgée en matière de droits fondamentaux des militaires, les juges espagnols n’ont pas, ou très peu, eu l’occasion de se prononcer sur l’engagement et les opérations de guerre qui ont eu tendance à se réaliser à distance, sinon en marge du droit substantiel. Et il est dès lors parfois difficile d’identifier la portée exacte du droit constitutionnel de la guerre.


1 Pour une présentation de la transition espagnole en langue française, voir O. Lecucq, « La transition espagnole », Encyclopédie des processus de transition, 2022, accessible sur le site web de l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie – Institut Louis Joinet.

2 Sur les perspectives de droit comparé, voir en part. Constitution et guerre, XXXIXe table ronde internationale de justice constitutionnelle, Annuaire international de justice constitutionnelle, 2023, à paraître (et pour leur présentation synthétique, not. notre rapport de synthèse).

3 Conformément au Chapitre VII de la Charte relatif à l’« Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression ».

4 Art. 2.4 de la Charte. Le Préambule de la Constitution de 1978 l’exprime en ces termes : « La Nation espagnole […] proclame sa volonté de : […] collaborer au renforcement des relations pacifiques et de coopération efficace entre tous les peuples de la Terre ». (Toutes les traductions données dans cette contribution sont de notre fait).

5 Évoquer le caractère évolutif de la guerre s’explique par le fait qu’au cours des dernières décennies, ce phénomène est devenu protéiforme, en ce qu’il s’agit de moins en moins de l’affrontement militaire entre deux ou plusieurs États, mais la plupart du temps d’actions militaires (de paix et de sécurité collective et/ou humanitaire) décidées dans le cadre d’organisations internationales et d’actions destinées à combattre des entités armées non étatiques. Aussi, dans la suite du propos, si le mot « guerre » est utilisé par commodité, il recouvre à la fois les formes de guerre conventionnelles et les conflits armés « modernes ».

6 Le Parlement espagnol.

7 M. Herrero Rodríguez de Miñon, « Intervención en sesión de la Comisión Constitucional del Congreso », Diario de Sesiones, n° 7, p. 2375 et 2376, cité par O. Alzaga Villaamil, Comentario sistemático a la Constitución española de 1978, Marcial Pons, 2e éd., 2016, p. 104.

8 Art. 104.1.

9 Au titre de l’art. 149 de la Constitution.

10 BOE n° 76 du 18/11/2005.

11 Art. 62 h).

12 Art. 97.

13 Voir en part. l’arrêt 272/2006 du 25 septembre 2006 rendu sur recours d’amparo à propos d’une sanction disciplinaire prononcée à l’encontre d’un militaire (BOE n° 56 du 26/10/2006).

14 Voir art. 117.5.

15 Respectivement art. 28.1 et art. 29.2.

16 Arrêt 180/1985 du 19 décembre 1985, cité par C. Aguado Renedo, « Artículo 8 », in M. Rodríguez-Piñero y Bravo Ferrer y M. E. Casas Baamonde (dir.), Comentarios a la Constitución española, Tome I, Fundación Wolters Kluwer, Boletín Oficial del Estado, Tribunal Constitucional y Ministerio de Justicia, 2018, p. 140.

17 Pour une analyse exhaustive des sujétions spéciales appliquées aux militaires, voir I. Fernández García, « La sujeción especial del militar tras la nueva Ley orgánica de Derechos y Deberes », Revista Española de Derecho Constitucional, n° 02, 2014, p. 127.

18 Sur la signification de cette forme d’État dans le cas espagnol, voir not. L. Sánchez Agesta, « La Monarquía parlamentaria en la Constitución de 1978 », Revista Española de Derecho Constitucional, n°  8, 1986, p. 9.

19 E. Belda Pérez-Pedrero, « Artículo 62 », in M. Rodríguez-Piñero y Bravo Ferrer y M. E. Casas Baamonde (dir.), Comentarios a la Constitución española, Tome I, Fundación Wolters Kluwer, Boletín Oficial del Estado, Tribunal Constitucional y Ministerio de Justicia, 2018, p. 1632.

20 Au titre desquels il importe de citer le Conseil de la Défense nationale (défini par la loi organique précitée de 2005) et le chef d’État-major de la défense.

21 Pour plus de détails, voir par ex. S. Ripol Carulla, « Artículo 63 », in M. Rodríguez-Piñero y Bravo Ferrer y M. E. Casas Baamonde (dir.), Comentarios a la Constitución española, Tome I, Fundación Wolters Kluwer, Boletín Oficial del Estado, Tribunal Constitucional y Ministerio de Justicia, 2018, p. 1650-1651 ; voir également le site web du ministère de la Défense : emad.defensa.gob.es

22 En ce sens, voir E. Belda Pérez-Pedredo, op. cit., p. 1643. Pour une analyse plus approfondie sur la question du rôle de commandement suprême, voir I. de Otto y Pardo, « El mando supremo de las Fuerzas Armadas », Revista Española de Derecho Constitucional, n° 3, 1988, p. 11.

23 Art. 56.1.

24 Dont il sera plus précisément question en seconde partie compte tenu de ses effets sur les droits fondamentaux.

25 En ce sens, voir S. Ripol Carulla, op. cit., p. 1651.

26 Pour une analyse approfondie de ces différents régimes d’exception, voir I. Torres Muro, « Artículo  116 », in M. Rodríguez-Piñero y Bravo Ferrer y M. E. Casas Baamonde (dir.), Comentarios a la Constitución española, Tome II, Fundación Wolters Kluwer, Boletín Oficial del Estado, Tribunal Constitucional y Ministerio de Justicia, 2018, p. 630 ; et A. Carro Martínez, « Artículo 116. Situaciones de anormalidad constitucional », in O. Alzaga Villaamil (dir.), Comentarios a la Constitución española de 1978, tome IX, Arts. 113 à 127, Cortes Generales, Edersa, Madrid, 1998, p. 210. Voir également l’ouvrage incontournable de P. Cruz Villalón, Estados excepcionales y suspensión de garantías, Tecnos, Madrid, 1984.

27 BOE n° 134 du 05/06/1981.

28 C’est d’ailleurs une compétence exclusive du Gouvernement en tant qu’organe collectif, qui s’explique par le (mauvais) souvenir du recours à cet état d’exception sur la seule décision du Général Primo de Rivera lui ayant permis de faire aboutir son coup d’État en 1923.

29 Chapitre V du Titre 1er de la Constitution comportant le seul article 55.

30 Même s’il est difficile de percevoir ici ce dont il pourrait être question, puisque le droit à la liberté et à la sécurité (article 17 de la Constitution) consiste à interdire les privations de liberté arbitraires (prison, détention provisoire en particulier) et qu’on voit mal les autorités publiques supprimer complètement les garanties qui y sont afférentes, notamment l’intervention d’un juge sur la base d’une infraction prévue par la loi.

31 Sur ces événements et les mesures provoquées, voir O. Lecucq, « Le défi catalan », Revue française de droit constitutionnel, 2021/4, n° 28, p. 89.

32 Ibid.

33 O. Alzaga Villaamil, op. cit., p. 278.

34 À cet égard, voir par ex. les réflexions de X. Philippe à propos du cas sud-africain, in Constitution et guerre, XXXIXe table ronde internationale de justice constitutionnelle, Annuaire international de justice constitutionnelle, 2023, à paraître.

35 Puisqu’il a par la suite été démontré que de telles armes n’existaient pas.

36 En ce sens, voir M. Carrillo, « Rapport espagnol », in Constitution et guerre, XXXIXe table ronde internationale de justice constitutionnelle, Annuaire international de justice constitutionnelle, 2023, à paraître.

37 Voir en part. L.  Aguiar de Luque, L. López Guerra et P. Pérez Tremps, « Constitución y guerra », El País, 19 mars 2003.

38 Ibid.

39 Ibid.


Olivier Lecucq, « Constitution et Guerre. Le cas de l’Espagne», Le retour de la guerre [Dossier], Confluence des droits_La revue [En ligne], 02 | 2024, mis en ligne le 22 février 2024. URL : https://confluencedesdroits-larevue.com/?p=2452.

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